La renaissance passe par Bordeaux

Pour renaître, il faut avoir été mort. Tel est le sens premier donné au mot renaissance. Mettons une majuscule et Renaissance prend une autre signification. Elle convoque la grande période historique s’étalant du XIVe au XVIIe siècle. Née en Italie, elle symbolise une remise à l’honneur de la littérature, de la philosophie et des arts de l’Antiquité gréco-romaine. Elle s’accompagne de changements de représentation du monde, de réformes religieuses, de nouvelles techniques de communication (par exemple l’imprimerie), de grandes découvertes (la perspective, entre autres) et d’un dynamisme économique favorisé par des innovations techniques sur lesquels nous reviendrons. La Renaissance, c’est aussi le sujet du dernier livre de Guillaume Logé « Renaissance Sauvage »1. Ce docteur en esthétique, histoire et théorie des arts y déploie une réflexion passionnante sur notre époque. Il tente, à travers une analogie audacieuse avec la Renaissance du Quattrocento, d’identifier les amorces d’une nouvelle Renaissance « sauvage » manifeste dans les arts. Au cœur de cette Renaissance, l’homme n’est plus le maître et possesseur d’une nature passive et sans finalité : l’homme existe non plus « dans la nature », mais « par la nature ». Prenant acte des dernières révolutions scientifiques, politiques, environnementales et sociétales, l’homme redessine son existence en tenant compte du monde qui l’entoure. Le monde du vin n’échappe pas à cette Renaissance. Jamais la prise en compte de l’environnement n’a été aussi prégnante. Jamais la connaissance technique n’a connu de tels changements paradigmatiques. Jamais, enfin, le style des vins n’a été aussi balbutiant… 


Tous les vignobles de France vivent ce changement. S’interrogeant sur les vins à produire2, sur la façon de communiquer et de vendre, domaines et châteaux questionnent, testent et entreprennent des démarches, tiraillés entre un retour à « l’Antique » et une innovation à tout-va. Car pour qu’il y ait Renaissance, il faut une « pré-renaissance », un tiraillement disais-je, qui se traduit par la prise de conscience d’un nouveau positionnement de l’homme dans le monde. Ce tiraillement n’est pas subi, mais vécu. Il sédimente lentement, préparant à un rapprochement entre ce qui a précédé et ce qui est à venir. Le provignage est revisité par nos ingénieurs agronomes, l’œnologie  consacre la microbiologie, tandis que le bio se fond dans les contraintes économiques du moment. Vinitor3 faber, sapiens et economicus tentent de se mettre d’accord non sans s’épargner de nombreuses confusions… À l’instar des studiolos, ancêtres des cabinets de curiosité de la Renaissance, les vignobles deviennent des lieux d’expérimentation. On comprend ou du moins l’on pressent que tout doit collaborer et se conjuguer. Le vigneron n’est plus exclusivement faber, sapiens ou economicus. Il est vitor universale, vigneron universel. Il ne suffit plus de lire Viti ou Réussir Vignes, il faut aussi lire Marc-André Sélosse, François Parcy et Masanobu Fukuoka.


Cette pré-renaissance du vignoble, nombre d’entre nous l’expérimentent au quotidien. Qui n’a pas entendu parler de « sans soufre », de « massale », de « biodynamie », de « levures indigènes », de « vin naturel », etc. Avant de se rendre compte, quelque temps plus tard, qu’un peu de soufre, ce n’est pas si mal, qu’une sélection multiclonale n’est pas si absurde, que la viticulture est complexe, que les levures de chai colonisent aussi le vignoble, que le vin n’est pas… et ainsi de suite ! Bien entendu, tous les vignobles ne « renaissent » pas au même rythme. Plus une région est grande et composite, plus les changements sont longs à venir. Et lorsqu’ils se manifestent, c’est d’abord dans les « grands domaines », car les moyens et les connaissances y sont souvent plus développés. En la matière, Bordeaux est un exemple criant de Renaissance tardive. Nous y avons déjà consacré deux articles complets (GCC en 1855 millésimes 2020 et 2021 : les enseignements et Primeurs 2023, genèse d’une révolution tardive). Et 2022, que nous venons de déguster en livrables, confirme cette Renaissance tant attendue. 


Comprenons-nous bien : ce n’est pas parce qu’un château se convertit au bio, qu’il intègre des dolias dans son chai, pratique le biocontrôle, qu’il change fondamentalement son rapport au monde et le style de ses vins. Ces quelques indicateurs de pré-Renaissance, tout le monde les connait et la majorité les utilise. À Bordeaux, ce qui entérine la Renaissance du vignoble, à tout le moins pour les rouges, c’est le millésime 2022, ou plus précisément la « manière » avec laquelle 2022 a été conçu. On aurait pu avoir un autre « 2010 ». Un monstre battant tous les records analytiques, construit pour l’éternité… Et qui, aujourd’hui, livre des vins beaucoup plus hétérogènes qu’on ne l’imagine.  Il n’en est rien. 2022 a été conçu avec retenue, justesse et style. Voilà la véritable Renaissance de Bordeaux, celle d’un style qui n’est plus seulement œnologique ou économique, mais aussi et surtout faber. Les châteaux ont repris leur « pinceau », réappris leur métier, rééduqué leur sens esthétique, découvert de nouvelles pratiques et cherché à inclure le consommateur. Côté consultants, on se plait à re-jouer avec la maturité (Oenoteam), re-expérimenter la rafle (Derenoncourt), re-travailler les assemblages (Rolland) ou re-travailler les presses (Boissenot). Les résultats sont très souvent convaincants. Côté blanc, le vignoble n’est pas en reste et propose de plus en plus de bouteilles au style re-nouvelé… A bon entendeur. Enfin, rappelons l’immense travail effectué dans le Sauternais, et commencé bien avant 2022... Qui aurait pu imaginer de tels vins quelques années auparavant ? Quel millésime ! 


À l’heure où le vin traverse une crise majeure, la France a besoin de Bordeaux. Qu’on le veuille ou non, cette région reste le baromètre incontournable de notre viticulture dans le monde. Quand Bordeaux va mal, c’est le vignoble français qui va mal. C’est pour cela que la Renaissance du vin français passe par Bordeaux. Avec ce dossier « Bordeaux 2022 » découpé en plusieurs newsletters (et qui commence par une magnifique verticale de Château Brane-Cantenac !), nous espérons vous convaincre d’accueillir à nouveau dans vos « studiolos » quelques bouteilles de Bordeaux et de grands Sauternes. On est certain que vous ne serez pas déçus. Cette renaissance, c’est aussi l’occasion de rappeler que le vin est symbole du vivre ensemble, ou plus précisément du re-naître ensemble. A l’heure où nos peuple se fracturent, voilà bien le seul « produit » encore capable de réunir des opinions variées. Pour cela, nous cédons la parole à notre confrère franco-américain Christian Holthausen. Lisez. C’est important. Enfin, parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, je soumets à votre bienveillance la lecture de mon dernier ouvrage Le Temps d’un Vin aux éditions l’Harmattan. Là encore, il s’agit de renaissance, à travers une critique du vin moderne. On ne se refait pas. Bonne lecture.

Olivier Borneuf

1- Merci Audrey pour cette découverte !
2- au point d’envisager le « sans alcool » pour certains, tant la situation économique est critique
3- Vigneron en latin