Éloge de la modération

Question vin et gastronomie aujourd’hui en France, c’est TINA* : soit t’es adepte de Gueuleton et de leur barbecue pour 12 côtes de bœuf, à grands coups de magnums de Clos Rougeard, soit t’es végan et tu sirotes du lait de noisette monté au bouillon de légumes racines. Si t’as le malheur de boire juste un verre de vin tous les midis ou presque, t’es un grand malade, pire t’es un alcoolique. Pour peu que tu manges ton onglet de bœuf avec des brocolis, là on te somme de choisir, tu ne peux pas ! Soit c’est brocolis, soit c’est onglet, mais pas les deux ensemble.

Il se trouve que je bois du vin quasiment tous les jours modérément, j’aime la viande, mais je refuse d’en manger tous les jours et je la choisis avec beaucoup d’attention. J’aime bien les légumes, aussi bien en gratin qu’à la vapeur. De la junk food ? Oui, j’en consomme aussi, même si c’est très rare. S’il m’arrive parfois de faire des excès totalement assumés, je suis ce qu’on appelle un modéré en matière de vin et gastronomie. Mais pour notre époque, je suis un apatride, Tom Hanks dans le Terminal : je n’existe pas ou plutôt, comble wokiste, je n’ai plus le droit d’exister. Foutu pour foutu, j’avoue une passion égale pour la littérature et le sport… Là, sportif et cultivé c’est la goutte de trop !

L'Echanson, Allégorie de la Tempérance - Théodore Rombouts
L'Echanson, Allégorie de la Tempérance - Théodore Rombouts

En vérité, j’ai le sentiment d’appartenir à une espèce en voie de disparition qui comme toutes les espèces menacées mériterait qu’on la protège. Mon espèce appartient au genre modéré. Elle regroupe un certain nombre de variétés : la nuance, la complexité, le doute, la finesse, la beauté, etc. Ces variétés ont en commun le gène du chancelant, un caractère héréditaire très équilibré, mais fragile et instable, qui requiert la plus grande prudence lorsqu’il s’agit de le modifier. La précipitation, les certitudes, l’ignorance, l’oisiveté ou la bêtise sont ses principales menaces. Pour peu que celles-ci se trouvent réunies à l’occasion, c’est toute le genre modéré qui chancelle : nuance et finesse n’ont plus rien à voir avec la beauté, tandis que le permis de douter disparaît au profit du communautarisme et des croyances ; et par voie de conséquence, la société au profit de l’individu. À y regarder de plus près, n’est-ce pas justement ce qu’il se passe ? Pour Ortega y Gasset : « No sabemos lo que pasa y esto es lo que pasa ». Autrement dit, se poser la question, c’est au fond admettre que c’est déjà en train d’arriver.

Le métier de critique de vin est en plein bouleversement. Outre les questions d’intégrité et de compétence qui mériteraient une fois pour toutes d’être clarifiées, celle de la légitimité à juger n’a jamais été autant disputée. Dès lors que l’individu prime, il n’y a plus lieu de guider, chacun étant son propre guide. Pourquoi pas, mais au prix d’un monde-piège, aliénant et asservissant, qui prive l’individu de sa capacité à penser et du sens esthétique indispensables à son émancipation, dans lequel la publicité et la mode règnent en maîtres.

Deux exemples. La bouteille, qui a pris le dessus sur le vin. En exagérant à peine, l’étiquette et la contre-étiquette bénéficient aujourd’hui d’une attention sinon supérieure du moins équivalente au vin qu’elles sont censées identifier. Le goût du vin lui-même, qui n’a jamais eu autant besoin de rhétorique, ou en langage publicitaire de « storytelling », pour justifier sa banalité et ses approximations.

La modération désarmant la vanité - Jan van der Straet
La modération désarmant la vanité - Jan van der Straet

Les conséquences sont néfastes. Le vigneron se disperse, passe d’un cépage à l’autre, d’une couleur à l’autre, d’un contenant à l’autre, d’une expérience à l’autre, essayant tant bien que mal de suivre une mode qui va, par nature, toujours trop vite. Le résultat, à jamais inachevé, rencontre la bienveillance complice des médias qui, pris dans l’œil du cyclone publicitaire, délaisse l’analyse critique pour l’actualité sponsorisée. A nous bientôt les CNEWS et BFM du vin ! Enfin, le consommateur, acteur et victime de la mode, finit par se lasser. Éternel déçu, à l’excitation toujours insatisfaite, il vit dans l’ivresse publicitaire de l’étiquette avant de sombrer dans la gueule de bois de la dégustation. A ce jeu-là, le vin risque de tout perdre. Produit du temps, il est impuissant face aux produits de l’instant que sont la bière, les spiritueux (en partie) ou les boissons sans alcool.

Cela étant dit, l’ivresse du consommateur est multiple, parfois salutaire, disons baudelairienne, à la condition de vouloir s’enivrer « de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » nous rappelle le poète. La beauté peut être enivrante si l’on veut bien se donner la peine de la chercher. Un peu de curiosité, d’effort et d’attention suffisent souvent à s’émerveiller devant un vin réussi, et par là même contribuer à l’éveil des sens et de la pensée émancipée. Pour un tel vin, les guides devraient être un asile, un refuge résistant aux assauts répétés de la mode et de la publicité ; non pas un musée honorant les vestiges du passé, mais une bibliothèque ouverte à tous, classant les chefs-d’œuvre par ordre alphabétique. (Aujourd’hui, force est de constater que la majorité des guides ressemblent plus à des colonnes Morris qu’à des bibliothèques !)

Voici deux textes, prolongeant notre propos. Un premier développant ce que j’ai appelé un peu vite un « vin réussi » et un deuxième sur notre rapport au contenant qui semble avoir pris une importance préoccupante. Bonne lecture.

Olivier Borneuf

*TINA : « There Is No Alternative » ou « il n’y a pas d’autres choix » est un slogan politique couramment attribué à Margareth Thatcher, Premier Ministre du Royaume-Uni dans les années 1980.