Quand la bouteille nous parle

Quand la bouteille nous parle… Ou plus précisément quand le contenant nous parle du contenu – des labels environnementaux et qualité, aux mentions sans sulfites et autres informations techniques, en passant par les valeurs nutritionnelles et une liste d’ingrédients – force est de reconnaître de la part du législateur mais également du producteur une volonté sinon populiste du moins zélée de faire preuve de transparence, tant au niveau sanitaire qu’environnemental.

La question se pose cependant de savoir si le contenant, à force de vouloir parler du contenu, ne s’est pas simplement substitué à ce dernier, faisant de ses accoutrements – étiquette personnalisée, tampon sans sulfite, logo triman, QRcode, E-label ou contre-étiquette faisant office de fiche technique – un contenu à lui tout seul ? Peut-être serait-il bon de demander au contenu ce qu’il pense désormais du contenant !

Voici deux questions que le contenu aurait pu poser : quel est le goût du vin ? N’est-ce pas le grand oublié de notre contenant ultra-renseigné ? Deuxième question : est-ce que le consommateur comprend ? Est-il en mesure d’agir à partir de ces informations ? Dans le cas présent, le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ?

Elabel
E-Label

La question d’une connaissance éclairée du consommateur, corrélée à celle plus complexe d’une culture du goût (car il s’agit bien d’une question culturelle comme nous l’enseigne l’excellent livre de l’historien des sens et du sensible Alain Corbin, Le miasme et la jonquille) place le producteur de vin au cœur d’une communication et d’une pédagogie contradictoire. Accusée un peu vite d’uniformiser le goût du vin à coups de chiffres et de normes, à coups de recettes et de protocoles, l’œnologie moderne se voit confisquer ses propres outils analytiques au profit d’un contenant vertueux, devenu force d’émancipation pour le consommateur. L’apparente exactitude de la quantité de sulfites, la scientifisation volontaire de la contre-étiquette, les vertus apaisantes d’une norme ou d’un label prennent l’œnologie et le producteur à leur propre jeu : priver le consommateur de sa capacité d’imagination et d’idéalisation, au fond de sa capacité sensible.

Cette pirouette rhétorique, faisant des défenseurs du tout transparent les zélateurs d’une authenticité archi-rationnalisée dans laquelle le consommateur se corrompt, n’est en réalité pas nouvelle. Dans son salon de 1859, Charles Baudelaire, critiquant les artistes que l’on appelait réalistes ou naturalistes (toute ressemblance avec certaines mouvances viticoles est évidemment fortuite !) disait que « les artistes qui veulent exprimer une nature moins les sentiments qu’elle inspire se soumettent à une opération bizarre qui consiste à tuer en eux l’homme pensant et sentant. » Qu’est-ce à dire ? Que ces artistes naturalistes, que Baudelaire rebaptise positivistes, participent malgré eux à l’archirationalisation du monde, en sacrifiant leur capacité d’imagination sur l’autel de la transparence et du « naturel » que je mets volontiers entre guillemets.

L’œnologie est une science du vivant au service d’un projet esthétique. Quelles que soient les valeurs qui accompagnent le vin dans l’histoire, la santé ou la représentation sociale par exemple, la prévalence esthétique est omniprésente. Reconsidérer l’œnologie dans sa définition la plus fondamentale, pour ne pas dire la plus esthétique, c’est lui donner une chance d’apparaître sous un jour rafraîchissant auprès des nouveaux consommateurs : le contenant comme prolongement ou plutôt comme prologue esthétique au contenu. Certains producteurs l’ont déjà compris en nous gratifiant d’habillages raffinés sans chichis techniques.

Contre-étiquettes plus ou moins renseignées...
Contre-étiquettes plus ou moins renseignées...

Mais avant de sortir de la bouteille, encore faut-il valider l’idée que l’œnologie puisse être, si j’ose dire, belle de l’intérieur. Je ne suis pas en train de dire qu’il faille tomber en sanglots à la suite d’un spasme de réplétion esthétique provoqué par la fin d’une fermentation alcoolique. Non, disons plutôt que le producteur, qu’il soit vigneron ou œnologue, s’il n’est pas forcément un écorché vif que la grâce divine a doté d’un sens supérieur du beau, n’est pas non plus l’individu froid, à l’électro-encéphalogramme plat, qui passe sa vie devant des becs Bunsen. Disons plutôt que le producteur, comme l’artiste, se nourrit également du sensible, sans pour autant converger vers les mêmes objectifs. Je prétends même le contraire ! C’est cette tension entre esthétique et science qui rend l’œnologie féconde et au fond vivante. Pour Bertold Brecht, dans un texte de 1945 intitulé l’Achat du cuivre, je cite «  Les gens qui ne comprennent rien à l’art ni à la science croient que ce sont là deux choses immensément différentes, dont ils ignorent tout. Ils s’imaginent rendre un service à la science en lui permettant d’être sans imagination, et ils croient faire progresser l’art en empêchant quiconque d’en attendre de l’intelligence. Il se peut que tel homme ait un don particulier pour une discipline particulière, mais il n’est pas d’autant plus doué dans cette discipline qu’il est plus incapable dans toutes les autres. Même si l’humanité a dû souvent et longtemps se passer du savoir comme de l’art, il reste que l’un et l’autre sont essentiels à ce que nous considérons être « l’humain ». Il n’existe personne qui soit totalement dépourvu de savoir, et il n’existe personne qui soit totalement dépourvu d’art. »    

Le consommateur aime les démagogues et les populistes, mais il préfère écouter le savant si celui-ci prend la peine de lui expliquer. La filière l’a-t-elle fait ? Je pense que la réponse est non. Et qu’avons-nous dit du goût ? Pas grand-chose. Nous ne nous sommes jamais demandé d’où nous parlions, pour reprendre la formule célèbre de Pierre Bourdieu. Car lorsqu’on parle de goût, c’est de dégoût dont nous parlons, de dégoût du goût des autres, ceux qui ne sont pas justement producteurs ou plus largement professionnels du vin. Si le producteur est le sachant, il doit être le scientifique-pédagogue qui vulgarise les savoirs indiscutables de l’œnologie. Si la mention « sans sulfites » nous fait bondir par les inepties qu’elles véhiculent et les postures qu’elles engendrent, nous devons nous en prendre d’abord à nous-mêmes ! En revanche, si le producteur est le dégustateur, il doit être l’amateur-passionné qui décrit le vin avec lyrisme et subjectivité. Voilà une ambivalence aux frontières poreuses qui pourtant définit précisément ce que le producteur, fort de sa science et de sa passion, représente dans toute son humanité, et devrait retranscrire sur ses bouteilles.

Ne laissons pas les démagogues user de la dictature du chiffre pour remplacer le goût par des valeurs et la science par le dogme. Connaissance et lyrisme ne sont pas opposés, mais asymptotiques. Faisons du contenant un nouveau contenu en faisant preuve de pédagogie, de passion, d’humour et au fond d’honnêteté.

 

Olivier Borneuf