Qu’est-ce qu’un vin réussi ?

Made in France. C’est l’expression curieuse, à commencer par la langue, que les laudateurs du savoir-faire national ont choisie pour signaler l’excellence à la française, qui reposerait, à en croire la traduction, sur l’authenticité des produits. Le mot est lâché : au-then-ti-ci-té. Que dire alors des vins de France1 ? Sont-ils tous excellents ? J’aimerais vraiment le croire mais tous les vins de France1 ne sont pas excellents. Pourtant, si vous demandez à un étranger ce qu’il pense du vin français, il vous répondra le plus souvent : « excellent! » - pour ne pas dire cher - dans un anglais impeccable. Est-ce à dire que le vin français serait une sorte de vin de France réussi ? Vient alors la question plus générale : qu’est-ce qu’un vin réussi ? Que l’on soit amateur ou professionnel, français ou d’une autre nationalité, l’idée que l’on se fait d’un vin réussi est plurielle. Définir un vin réussi passe forcément par une préférence, ou plus précisément un biais culturel, parce qu’il n’existe pas de définition totale d’un vin réussi, mais seulement fragmentaire. Par exemple, l’œnologue considère qu’un vin est réussi d’un point de vue œnologique tandis qu’un amateur évalue un vin plutôt en fonction du prix, etc.

La définition œcuménique d’un vin réussi étant impossible, il faut choisir son camp. En préambule, la question des mots doit être posée, celle des mots pour parler du vin. Il n’existe pas un seul mot qui décrive une sensation équivalente d’un individu à l’autre. Les raisons en sont bien connues et il est vain d’imaginer qu’un vin qualifié d’élégant pour un critique le soit aussi pour un amateur, d’autant que la surenchère sémantique, caractéristique du monde médiatique moderne, finit d’anéantir la moindre perspective de sens qui subsisterait dans un commentaire de dégustation. Si ce dernier ne peut avoir de sens il doit au moins avoir un objectif : par exemple, décrire un défaut pour l’œnologue ou, pour ce qui nous concerne, susciter sinon l’envie du moins la curiosité du consommateur. C’est mon premier parti pris : nous parlons uniquement des vins que nous trouvons réussis et dont nous pouvons faire un commentaire enthousiaste. Ces vins sont réussis lorsqu’ils sont délicats, précis, soignés, élégants, etc. Des poncifs me direz-vous car ces adjectifs ont été vidés de leur sens à force d’être utilisés pour n’importe quel vin. Il est temps de les réhabiliter pour définir précisément mon deuxième parti pris : un vin réussi selon la Tulipe Rouge.

Verres de dégustation

Commençons par dire ce qu’un vin réussi n’est pas à mes yeux. Un vin réussi n’est pas une caricature, jamais trop de ceci ou de cela, jamais trop boisé pour dire qu’il y en a, jamais trop extrait pour dire que c’est meilleur, etc. Il ne se définit pas par ses outrances ou son parti pris, qu’il soit « typique » n’excuse pas qu’il soit rustique, qu’il soit sans soufre n’excuse pas qu’il soit sans fruit. Il n’est jamais grossier, pas de paillettes ni de spectaculaire, pas d’élevage sur la lune ou de cuvée à 90 exemplaire. Un vin réussi n’a pas le goût de l’apparat mais celui du détail et de la juste mesure : il y a en lui cette manière de ne pas crier pour se faire entendre. Ses maîtres mots sont la pudeur, la sobriété, la délicatesse et la précision.

La pudeur et la sobriété du vin naissent de l’équilibre subtil entre raison et sentiment, entre la conscience de ce qui est réalisable et l’envie de faire le meilleur vin possible. L’envie de démontrer est souvent une erreur de jeune vigneron que les millésimes passant enrobent de sagesse : un vin est mature quand son vigneron l’est aussi. La délicatesse et la précision du vin relèvent d’un certain classicisme, fruit d’un long travail d’épuration des générations précédentes qui ont construit les références connues de tous aujourd’hui. De cet équilibre classique, se dégage une certaine forme de gourmandise, de volupté dans la dégustation qui grandit du désir d’être juste plus que celui d’affirmer. Un vin réussi a le goût du silence.

 

Cette définition du vin réussi ne signifie pas qu’il n’y ait pas en son sein de multitude, de particularismes voire d’oppositions. Il existe des vins industriels, artisanaux, naturels, conventionnels, certifiés, pas certifiés, de copains, d’amateurs, de banquier, d’été, d’hiver, d’apéritif, de table, prêt à boire, glouglou, de garde, bref, des vins qui diffèrent autant par leur chemin que leur destination. Un vin réussi est une ligne directrice qui ne s’encombre point des itinéraires œnologiques, à tout le moins tant que le producteur connaît la technique pour arriver à ses fins. Car la maîtrise du vigneron doit être complète s’il veut échapper à la standardisation. Une technique souple et malléable repose sur une connaissance profonde de la viticulture et de la vinification. Sans elle, l’œnologie devient une métaphysique de bazar ou bien un totalitarisme béat, dans les deux cas un diktat qui conduit inévitablement le vigneron vers le vin commun, rustique voire vulgaire – le vin hyper thiolé et sulphitique2 est cousin germain du vin acescent et phénolé2. Précisons que la technique n’est pas tant ce qui est commun à tous les vins puisque les grands vignerons se distinguent justement par leur technique. Il est bon de rappeler que l’œnologie est en partie commandée par les exigences du matériau : le raisin peut se comprendre de mille façons, de telle sorte que l’itinéraire œnologique, loin d’être ce qui confond les producteurs, est le plus souvent, pour les plus talentueux, ce qui les distingue sinon les hiérarchise. Un vin réussi est indissolublement lié à la maîtrise, un vin réussi est un vin soigné.

Fond de verre

Précisons enfin que les questions sanitaires et écologiques ne sont pas exclues de mes considérations esthétiques puisque certaines certifications viticoles, comme l’agriculture biologique, font l’objet d’une mise en avant spécifique dans les guides de la Tulipe Rouge. Mais ces questions ne préexistent pas à la dégustation. Elles ne sont pas prioritaires dans l’exercice de sélection. Pour le dire sans ambages : un vin bio3 n’est pas d’emblée meilleur qu’un vin non bio, en revanche un beau vin qui est bio3 est d’autant meilleur. Je vais y revenir.

N’en déplaise au plus grand nombre, le vin est un produit sinon nuisible du moins « inutile » à nos sociétés modernes qui, de plus en plus, ne voient en lui qu’un produit alcoolisé. Que sa survivance passe par une prise de conscience au moins écologique est une condition évidemment nécessaire mais pas suffisante. Le vin a besoin de quelque chose de plus consistant pour subsister. Le vin est avant toutes choses une culture, comme il existe une culture littéraire, une culture cinématographique, etc. Et cette culture est une culture esthétique. Comme l’amateur d’art, l’amateur de vin aime se cultiver, rencontrer les faiseurs, adopter des courants, discuter ses préférences, prendre position, critiquer la critique pour finir parfois par critiquer lui-même ce qu’il déguste ! Cette culture esthétique du vin repose sur un certain nombre de savoirs plus ou moins approfondis selon les individus : l’œnologie, la viticulture, la biologie, l’histoire, la géographie, la géologie, l’économie, la religion, la politique, la physiologie du goût et pourquoi pas l’art, la littérature, la peinture, etc. Cette culture esthétique ne saurait être déduite de la connaissance séparée des savoirs qui la composent. Autrement dit, on peut, par exemple, avoir épuisé toute la science œnologique sans avoir le moins du monde enrichi sa culture esthétique, car seule compte la possibilité de relier tous ces savoirs entre eux. Ainsi, pris isolément, les enjeux sanitaires et écologiques ne peuvent donner sens au vin sans se corrompre : les débats actuels sur les imperfections du bio4 vis-à-vis des autres systèmes de culture en sont la pathétique illustration. Les questions sanitaires et environnementales font partie du vin mais elles ne sont pas le vin.

Alors pourquoi mon exemple « un beau vin qui est bio3 est d’autant meilleur » pose-t-il question ? Pourquoi ce vin ne serait-il pas seulement « beau », dès lors que certains considèrent que le bio3 est un système imparfait qui ne vaut pas mieux que certaines alternatives ? La réponse est d’une simplicité désarmante : le bio3 c’est beau !

On a tort de distinguer, jusqu’à opposer, les partisans de la morale écologique des partisans du beau vin, comme si les enjeux écologiques relevaient de la seule morale et le beau vin de la seule esthétique. Il y a bien une dimension esthétique de l’écologie, comme il y a une dimension morale du beau vin. Cette distinction malheureuse est symptomatique de notre société moderne, elle se retrouve partout : le mobilier urbain, par exemple, est devenu le musée des horreurs à force de sacrifier le beau sur l’autel de l’écologie ! Au fond, un beau vin est d’autant meilleur que sa conception elle-même est belle. Il y a une manière de faire, une manière de concevoir le vin5. Lorsqu’il est ainsi pensé et façonné, un vin réussi est un vin élégant.

 

Difficile de conclure sans évoquer le terroir et par voie de conséquence le vin de terroir. Pour la doxa viticole franco-française, le vin de terroir est le stade ultime de l’excellence viticole. Peut-on alors se risquer à dire que tous les vins de terroir ne sont pas des vins réussis ? Oui, car j’ai la faiblesse de croire que le vin réussi, propriété de tous les producteurs, est plus important que le vin de terroir, propriété de quelques privilégiés, et qu’il permet d’éclater les hiérarchies préexistantes, d’effacer les préjugés régionaux et de convoquer l’excellence où qu’elle se trouve.

Le guide digital des vins de France de la Tulipe Rouge est en réalité le guide digital des vins réussis de France. Autrement dit, une sélection à votre discrétion grâce aux nombreux filtres de sélection (par prix, couleur, cépage, appellation, région, millésime, etc.), des vins réussis par domaine qui nous ont été donnés de déguster chaque année. La beauté étant un luxe indispensable à tous, je vous propose de terminer ce manifeste sur les premiers alexandrins de from Endymion de John Keats traduits par Jean Briat.

 

Olivier Borneuf

A thing of beauty is a joy forever:

Its loveliness increases; it will never

Pass into nothingness; but still will keep

A bower quiet for us, and a sleep

 

Un objet de beauté est une joie éternelle

Son charme ne fait que croître ; et jamais

Ne sombrera au néant, mais restera toujours

Pour nous un havre de calme, un sommeil

 

1 Il est fait référence ici au vin né et fabriqué en France et non seulement à la dénomination Vin Sans Indication Géographique.

2 L’expression « thiolé et sulphitique » est employée pour caricaturer un vin dont l’itinéraire œnologique « force » le profil aromatique des vins dans une seule et même direction, participant ainsi d’une certaine standardisation. L’expression « acescent et phénolé » est employée pour caricaturer un vin dont l’itinéraire œnologique « laisse » le profil aromatique des vins évoluer dans la seule et unique direction possible, participant ainsi d’une certaine standardisation.

3 Le bio est ici pris comme exemple pour illustrer mon propos sur les questions sanitaires et environnementales.

4 L’usage du cuivre, la récurrence des traitements, la consommation de carburant, le soufre issu de l’industrie pétrochimique, etc.

5 Il existe d’autres certifications tout aussi respectables que le bio comme il existe de nombreux producteurs sans certification qui ont des pratiques tout aussi respectables mais comment faire pour ces derniers sans la présence d’une certification au moins équivalente au bio qui offre des garanties au consommateur ?