Une brève histoire du Roussillon

Quand on dit Roussillon, beaucoup entendent encore «Vins Doux Naturels», et notamment muscat. Sans renier ce «soleil liquide», soulignons que la production de la plus méridionale des régions viticoles de la France continentale est à la fois plus diversifiée et beaucoup plus ancienne.

Rien de sordide au pays des Sordes

Ce sont en effet probablement les Sordes, un peuple ibéro-celte, qui ont développé la vigne entre Corbières et Pyrénées, cinq siècles avant JC. C’est à ces mêmes Sordes que l’on doit le nom de Roussillon, d’après celui de leur capitale, Ruscino – un quartier de l’actuelle Perpignan. Mais ce sont les Romains qui donnent un essor à la ville et à son commerce - et notamment à celui du vin, au Ier siècle avant JC. Deux facteurs importants pour le développement de cette activité : Ruscino se trouve sur la Via Domitia, qui relie Rome à la prospère colonie d’Hispania. D’autre part, l’Empire Romain garantit une stabilité politique, et des débouchés.

Les fouilles entreprises au domaine du Petit Clos, au sud de Perpignan, ont révélé des installations viticoles. Selon les chercheurs de l’INRAP, «le vin consommé sur cet habitat provient pour partie de différentes provinces de l'Empire, dans le cadre d'un commerce méditerranéen très organisé et à grande échelle, mais aussi de productions locales ou régionales ; le grand nombre et la variété des amphores vinaires rejetées en témoignent».  Deux autres villes semblent avoir joué un rôle important dans le commerce de la région avec le reste du monde romain: Elne (alias Pyrène), où la famille de l’Empereur Constantin possède une villa et qui deviendra le premier évêché de la province ; et Portus Veneris, le Port-Vendres moderne.

vignoble

Arnaud de Villeneuve, Benoit XIII et Voltaire

Les siècles qui suivent (et notamment les guerres successives entre Wisigoths, Omeyyades, Aragonais et Français, sans oublier l’épisode cathare) sont moins propices au vin et au commerce. Au XIIIe siècle, cependant, le Royaume d’Aragon, qui s’élargit, apporte une forme de stabilité et de prospérité. C’est aussi l’époque où Arnaud de Villeneuve, médecin formé à Montpellier, alchimiste à ses heures, et grand lecteur des savants arabes (experts dans l’art de la distillation) théorise l’usage de l’eau-de-vie et des préparations à base de vin pour des applications essentiellement thérapeutiques et nutritionnelles. Le savant lui-même déclare se soigner au muscat, et en avoir rajeuni de 10 ans ! La tradition, ou la légende, en a fait par extension l’inventeur du mutage et de ses écrits l’acte de naissance des Vins Doux Naturels qui, dans la région, se répartissent entre trois sous zones : Rivesaltes, Maury et Banyuls. Quant au rôle des Templiers, qui auraient implanté un système de drainage crucial pour la mise en valeur des coteaux, notamment à Banyuls, il reste discuté. Nul doute par contre qu’ils aient été à la tête d’un important vignoble; dans l’Aspre, autour de Perpignan et sur le crest de Rivesaltes, et qu’ils firent de Collioure un port d’exportation actif.  

Quoiqu’il en soit, dès le XIVe siècle, les muscats de Claira (une paroisse de l’aire de Rivesaltes) sont assez réputés pour être achetés par le Pape Benoit XIII. Il faut dire qu’il était lui-même Aragonais. Mais il pouvait tout aussi bien s’agir de vins passerillés que de vins mutés, nous n’avons plus de bouteilles pour vérifier… Cela dit, c’est bien de passerillage dont il est question dans le Llibre dels secrets de Miquel Agusti écrit en1617 qui donne de précieux renseignements sur les vins catalans de l’époque. Le père de l’agronomie française, Olivier de Serres, dans son Théâtre d’Agriculture, au début du XVIIe siècle, vante également les qualités et les vertus des vins doux, et notamment du muscat, le «vin des amis». Un vin, qui d’après lui, ragaillardit aussi les corps de métier dont il permet de s’attirer les bonnes grâces, afin que les chantiers ne trainent pas trop en longueur (notre époque n’a décidément rien inventé !). Un siècle et demi plus tard, un neveu de Voltaire, Mathieu de La Houlière, devenu gouverneur de la forteresse de Salses, acquiert des vignes entre Salses, Leucate et Fitou, et les met en valeur, en tirant ce que Voltaire baptise «la liqueur du Cap de Salses». En 1771, le philosophe s’en fait livrer et se propose «d’en boire un coup, même si sa faible machine ne fût pas digne de cette liqueur». Il va même jusqu’à envisager de quitter Ferney pour le Roussillon, pour ses «belles vignes» et ce qu’il qualifie de «plus agréable climat de la nature».

Au temps des premiers ampélographes

En 1858, le Docteur Jules Guyot souligne que les Pyrénées-Orientales restent loin derrière l’Hérault ou l’Aude en termes de surfaces plantées en vignes, ce qu’il attribue à «un terrain plus tourmenté», et à des sols très pauvres par endroit. Le blé, l’olivier et l’élevage concurrencent encore souvent la vigne, car il s’agit de ne pas mettre « tous ses œufs dans le même panier », pour assurer la subsistance de la communauté. Le département comptait tout de même 60.000 hectares de vigne, contre à peine 20.000 aujourd’hui. Par ailleurs, les rendements cités par le bon Docteur sont assez faibles : 10 à 16 hectos en coteaux, 20 à 24 en plaine. À l’époque, outre le muscat, le vignoble fait la part belle au grenache, complété de carignan(e), de mataro (alias mourvèdre) et de picpoul(e) noir, pour les vins rouges. Et Guyot de préciser, cependant, que ces cépages en ont remplacé d’autres, qui, naguère, produisaient des vins plus clairs. On peut penser aussi qu’outre le choix des cépages, le type de vinification (une macération plus longue) et d’élevage ont pu influer sur ce changement de teinte. Tous les ampélographes du XIXe s’accordent sur la qualité des vins, et pas seulement des vins doux – même si ce sont eux qu’ils détaillent le plus. Ils soulignent les atouts climatiques de la région : outre un ensoleillement très généreux, un vent «médecin» qui, en asséchant l’air, évite la propagation de certaines maladies de la vigne. Encore aujourd’hui, 9/10èmes des VDN produits en France le sont dans cette région.

vignoble

D’importants soutiens politiques

Dès 1872, avec la loi Arago, cette catégorie dispose d’un statut particulier, et plus important, d’une assiette de taxation réduite, ce qui lui donne un avantage commercial. Cette loi doit son nom, non pas au savant François Arago, natif d’Estagel, mais à son fils, l’avocat, député puis sénateur Emmanuel Arago. C’est aussi cette loi qui délimite la zone de production, pour empêcher toute usurpation. La dénomination officielle de Vin Doux Naturel, elle, date de 1898, avec la loi Pams, en référence à un autre enfant du pays, l’avocat Perpignanais Jules Pams, devenu ministre de l’Agriculture, mais surtout propriétaire du Château de Valmy, à Argelès, avec son épouse, l’héritière des papiers JOB. De plus, un lien entre vin muté et santé se recrée, ressuscitant celui initié par Arnaud de Villeneuve: en 1884, le Docteur Henri de la Fabrègue (également vigneron au domaine de Rombeau) parvient à faire entrer pour un temps le vin doux naturel de Grenache au codex national de pharmacie, comme «vin médicinal».  Et ce sont ces VDN qui portent l’activité de la région pendant des décennies, avec cependant, comme ailleurs, une période de marasme économique au tournant du XXe siècle, consécutive au phylloxéra, mais également de la concurrence déloyale des vins chaptalisés et mouillés ; en 1907, les vignerons de Baixas se révoltent contre l’impôt et rejoignent le mouvement de défense viticole des intérêts du Midi, cristallisé autour de la pétition de Marcellin Albert. Le 19 mai, plus de 170.000 personnes manifestent «pour le vin naturel» (entendez, non frelaté) et la Préfecture de Perpignan est incendiée.

Le petit verre de muscat

Les vignerons roussillonnais parviendront à remonter la pente, notamment grâce au collectif – les coopératives sont fortement implantées dans la région depuis le début du XXe siècle, et en s’appuyant, comme toujours, sur leurs VDN. Il faut dire très en vogue, comme la plupart des vins doux, dans l’Entre-Deux-Guerres, et jusque dans les années 1960. Le petit verre de muscat, notamment, est un incontournable de l’apéritif, ou encore, de la petite collation de 5 heures, accompagné d’un biscuit. Il ne s’agit pas là d’une consommation de nantis, réservée à une élite : toute la France, ou presque, communie sous cette espèce, celle du vin doux et de grandes marques fleurissent dans les Pyrénées Orientales. On citera Bartissol, dont le créateur, l’ingénieur Edmond Bartissol, porte des bouteilles jusqu’à l’Assemblée nationale (il est député de 1889 à 1910). Deux des aires de production les plus réputées de VDN, Banyuls et Maury, compteront d’ailleurs parmi les premières appellations d’origine officiellement reconnues en France, en 1936. Notons par ailleurs que Banyuls compte l’unique appellation grand cru du Midi de la France- Banyuls Grand Cru.

vignoble coucher de soleil

La consécration des appellations et l’ascension des vins secs

La montée des autres aires de production au rang d’AOC est plus tardive, et d’échelonne sur plusieurs décennies ; 1956 pour le Muscat de Rivesaltes (jusque-là, chaque aire produisait son muscat) et 1972 pour le Rivesaltes (également un VDN, mais à base de grenache, essentiellement). Quant aux vins dits «secs», le premier à accéder à l’AOC, Collioure, aura dû attendre jusqu’en 1971 (il partage pourtant la même aire que les VDN de Banyuls). Viendront ensuite les Côtes-du-Roussillon et les Côtes-du-Roussillon Villages, reconnus en 1977- jusque-là, les vins secs du Nord des Pyrénées-Orientales n’avaient droit qu’au sigle VDQS, celui de «Corbières-du-Roussillon».

La dernière grande évolution dans la hiérarchie des vignobles consiste en la reconnaissance en AOC communale des Maury secs, en 2011. On peut y voir la marque de la montée en puissance des vins secs au détriment des vins mutés. Ces derniers souffrant ces dernières décennies d’une certaine désaffection, les vignerons ont dû réorienter leur production. En une vingtaine d’années les vins secs ont changé de statut. Les vignerons catalans ont appris à mettre à profit les ressources locales,  le soleil qui brille ici comme nulle part ailleurs en France, les vents qui rendent fou, les vieilles vignes, les altitudes, les sols pauvres et pierreux arrachés aux montagnes des Corbières, du Canigou, des Albret, pour produire des vins qui ont gagné l’estime des amateurs. Signe des temps, des cuvées vedettes, ont atteint des prix difficilement imaginables il y a à peine 20 ans. Dans le même temps, la production a été divisée par deux et le vignoble a régressé de manière spectaculaire. Resserré autour de ses meilleurs terroirs, avec un encépagement revu (baisse du carignan, promotion de la syrah) et des rendements en baisse sensible, il a clairement fait le pari de la qualité. 

Cette montée en gamme s’accompagne d’une exploration plus précise du potentiel et de la différenciation des terroirs. Dès la mise en place de l’appellation Côtes-du-Roussillon-Villages, une réflexion a été menée, notamment à l’initiative des coopératives, pour mettre en avant les terroirs les plus intéressants, et deux premières AOC Villages avec nom de commune sont nées, Caramany et Latour-de-France, rapidement rejointes par Lesquerde et Tautavel, puis, beaucoup plus tard, en 2015, par Les Aspres. Ces mentions villages sont réservées aux rouges.

Enfin, on saluera la renaissance des rancios secs – des vins d’élevage oxydatif à la belle couleur ambrée qui ne rentrent pas dans le «moule» des appellations de VDN, puisqu’il s’agit de secs (contrairement au rancio de Rivesaltes ou de Banyuls). Leurs notes de noix et de cacao s’obtiennent aussi bien à partir de raisins rouges que blancs. Faute d’AOC, ces vins que l’on trouvait jadis dans la quasi-totalité des caves de vignerons roussillonnais, le plus souvent pour la consommation familiale, sont actuellement classés en IGP Côtes Catalanes. Cette dernière mention, ainsi que celle de l’IGP Pays catalan, abrite également bon nombre de vins de qualité qui, soit privilégient des cépages non régionaux, soit ne respectent pas les pourcentages de cépages homologués en AOC, soit encore, sont produits par des vigneronnes et des vignerons qui souhaitent sortir des normes des AOP. Ce qui n’en fait pas pour autant des vins forcément moins intéressants.

 

Hervé Lalau

Crédits photos : Aurélien Aumond