Une brève histoire de la vallée de la Loire

Le plus long fleuve de France est le seul vrai lien entre une ribambelle de régions historiques et de climats juxtaposés. Un long ruban de vignes, qui s’étend du Forez au Pays nantais en passant par le Berry, l’Orléanais, le Blésois, la Touraine et l’Anjou, sans oublier, un peu à l’écart, les Fiefs vendéens, le Haut-Poitou, l’Auvergne, le Bourbonnais et le Limousin. Car à la Loire proprement dite, il faut ajouter ses grands affluents, l’Allier, la Vienne, le Cher, qui ont été autant de voies de transport de grande importance pour le vin, quand les routes étaient soit dangereuses, soit peu carrossables.

Pas une Loire, mais des Loire(s)

A chaque région ses traditions, son histoire particulière ; son encépagement, aussi, qui change quand on passe certaines limites climatiques quasi-imperceptibles. De sa source à son embouchure, on peut d’ailleurs diviser la Loire en 5 bassins, qui correspondent grosso modo à l’implantation d’un ou plusieurs cépages principaux. En amont, le bassin du gamay, au voisinage de la Bourgogne et du Beaujolais; un peu plus en aval, à partir de Pouilly, celui du sauvignon et du pinot noir; du côté d’Orléans, un ménage à trois entre le chardonnay, le pinot noir et le pinot meunier; en Touraine, le sauvignon, le chenin, le gamay et le cabernet franc ; en Anjou, le chenin, le grolleau et le cabernet franc; en Pays Nantais, enfin, le muscadet, alias melon de Bourgogne, et la folle blanche, alias gros plant.

Plus perceptibles, sans doute, sont les changements dans la topographie : ce qui n’est d’abord qu’une rivière étroite se fraye un passage à travers le Massif Central, s’élargit après sa rencontre avec l’Allier et devient le Val-de-Loire (sa partie la plus chargée de châteaux… et de vignes), à partir de Sully-sur-Loire ; avant d’entailler le Massif Armoricain, à partir d’Angers, pour rejoindre l’Océan dans un large estuaire. Pas étonnant si, au fil du fleuve, on rencontre tant de types de sols, des granites aux schistes en passant par le calcaire, l’argile, la silice…

Vignoble Muscadet

Fleuve royal

A ces frontières géographiques s’ajoutent les aléas de l’histoire: la production de vins fins dans le cœur de la région, de Sancerre à Nantes, est liée à la présence, du XVe au XVIe siècles, de la cour des Rois de France. Une cour itinérante qui, suivant le cours du fleuve ou le remontant, déménage de château en château. Cette noblesse, accompagnée d’une suite nombreuse, apporte une notoriété nouvelle à des vignobles dont bon nombre ont été constitués, comme dans d’autres régions, autour d’abbayes (celles de Bourgueil et de Fontevraud, par exemple). Mais on notera qu’au XIIIe siècle déjà, dans la fameuse Bataille des Vins d’Henri d’Andeli, plusieurs vins de Loire figurent en bonne place, et notamment ceux de Saint-Pourçain, de Montrichard, de Chauvigny, d’Orléans, de Jargeau, de Sancerre, de Buzançais et d’Issoudun. A l’inverse, aucun vignoble ligérien ne figure dans la liste des «excommuniés», des mauvais vins.

Mais chaque zone au sein du vaste ensemble de la Loire y va de son histoire particulière: comme la géologie crée des strates de sols, le temps crée des strates d’époques qui, en Loire, se superposent ou se juxtaposent. Ainsi les vins de Nantes se réclament des Romains. Ceux de Touraine évoquent les Mérovingiens, ou bien Rabelais, qui, rappelons-le, est le premier à nommer le breton (alias cabernet franc), le fiers (alias sauvignon) et le chenin dans ses écrits. Les vignerons de l’Anjou, eux, rendent hommage à Charlemagne qui possédait des vignes à Angers, et surtout aux Plantagenêts qui, devenus rois d’Angleterre au XIIe siècle, exportent les vins de Loire outre-Manche.

À ce propos, notons que le vignoble de Savennières est indissolublement lié à la grande histoire : c’est à la Roche-aux-Moines, en effet, que le roi de France Philippe-Auguste inflige à Jean-Sans-Terre une cuisante défaite, en 1214. Défaite qui stoppe l’expansion des Anglais en France, alors qu’une autre issue leur aurait peut-être ouvert les portes de Paris. Cette bataille est d’ailleurs à l’origine de l’expression «filer à l’anglaise», dont la traduction, outre-Manche, curieusement, est «to take the French leave»...

Qu’il soit destiné au marché français ou à l’exportation, dès le Moyen Âge, le commerce est favorisé par cette grande voie navigable, qui permet de descendre les vins du Berry et du Bourbonnais ou de remonter les vins du Pays Nantais, d’Anjou et de Touraine jusqu’à Orléans, là où la Loire fait un grand coude qui l’approche à une centaine de kilomètres de Paris, capitale à la soif quasi inextinguible. Par ailleurs, un arrêté du Parlement de Paris de 1577 interdisant aux cabaretiers de se fournir en vin à moins de vingt lieues de la capitale dope la viticulture de l’Orléanais.

Trois cités

Trois cités jouent un rôle majeur dans le développement de l’activité viticole ligérienne, à savoir Nantes, Saumur et Orléans.  Nantes, parce que son port est le débouché naturel des vins de Loire à l’exportation ; et attire bon nombre de négociants, notamment hollandais, dès le rattachement de la Bretagne à la France, au XVe siècle, avec quelques éclipses en fonction des guerres franco-hollandaises. Ces marchands jouent un rôle important auprès des producteurs, pour qu’ils proposent des vins qui voyagent bien, ou qui se prêtent à la distillation. C’est ce que l’on appelle à l’époque «les vins pour la mer». Saumur est une autre plaque tournante de ces échanges, car les liens sont particulièrement étroits entre la Hollande et le Saumurois, où se trouve une forte communauté protestante. Plus tournée vers le marché français, Orléans devient un grand centre du commerce viticole dès le Moyen Âge. A la Renaissance on tient ses rouges en haute estime :   « de bon goust, vineux, profitables à l’estomach & boyaux  » (un hommage à l’époque !), ils « tiennent le premier…rang en bonté & perfection[1] », et « emporte le prix par dessus tout le vin français[2] ». Orléans profite de la proximité du marché parisien mais sa renommée est liée aux « bons usages » en matière de viticulture dont le recours à des cépages fins tel l’auvernat, variante du pinot noir. La course aux rendements et l’invasion du médiocre « gros noir » refermera cette belle parenthèse et fera plus tard d’Orléans la capitale du vinaigre… Au XIXe siècle, l’avènement du chemin de fer, qui facilite le transport des vins de grande consommation du Midi, porte un coup fatal aux vignobles destinés aux vins de consommation courante, qui ne seront pas replantés. A quelque chose, malheur est bon: après le phylloxéra, la plupart des zones viticoles de la Loire (au moins celles où les vignes n’auront pas carrément disparu) s’orienteront vers la production de vins fins.

Immuable ?

Certains vignobles en seront radicalement transformés : on a peine à croire que les cépages blancs étaient minoritaires à Sancerre, et même à Pouilly-sur-Loire, au XIXe siècle. C’est pourtant avéré. Le sauvignon ne s’est développé dans la région qu’à partir de l’entre-deux-guerres, avec la naissance des appellations. Jusqu’alors, une grande partie des vignes du Centre Loire était dévolue au pinot noir. Honoré de Balzac l’évoque dans La Muse du Département (1843): «Le vin forme la principale industrie et le plus considérable commerce du pays, qui possède plusieurs crus de vins généreux, pleins de bouquet, assez semblables aux produits de la Bourgogne, pour qu’à Paris des palais vulgaires s’y trompent.» Un peu plus tard, au tournant du XXe siècle, une bonne partie de ce pinot noir alimente la Champagne. Quand celle-ci devient une AOC, avec une aire délimitée, ce débouché se tarit et les vignerons du lieu optent pour un autre cépage déjà présent sur place, le sauvignon. Comme le lit de la Loire a maintes fois changé d’emplacement dans l’histoire, et change encore, de nouvelles îles se créant chaque année, les vins produits dans la région ont souvent varié ; les appellations, à partir de 1936, n’ont fait que figer un instantané du vignoble. Quant au Sancerre blanc, sans doute un des blancs secs les plus prisés de France, il doit sa faveur, moins à un sigle sur l’étiquette qu’aux efforts des producteurs qui, prenant leurs bouteilles sous le bras, sont allés les présenter, en porte à porte, aux bistrots parisiens, dans les années 1950.  Pendant que les producteurs de Pouilly, eux, recevaient les automobilistes de retour de la Côte d’Azur, qui faisaient souffler leurs moteurs sur la RN7. Aujourd’hui encore, héritage de ce passé, le Sancerre reste plus présent dans les cafés et les brasseries que le Pouilly.

Les aléas du Muscadet

Autre blanc sec, autre histoire, plus liée à l’exportation: celle du Muscadet. Après avoir patiemment tissé des liens avec le marché britannique, où il était devenu quasi-incontournable, cette appellation a vu ce marché se retourner en quelques mois, avec le gel d’avril 1991. Celui-ci réduit la production des deux tiers. Pour pallier le manque de vin, les stocks des années précédentes sont mis sur le marché mais ils n’ont pas l’heur de plaire à la clientèle, qui se tourne vers d’autres origines. La Nouvelle-Zélande, mais aussi le Picpoul-de-Pinet ou encore les Côtes-de-Gascogne raflent la mise et les prix du Muscadet d’effondrent. Commence alors une lente remontée, qui s’appuie sur une réduction des surfaces de vigne, une baisse de rendements et la mise en valeur des terroirs particuliers. Jusqu’alors assez monolithique, le Muscadet se décline enfin au pluriel avec des crus qui, loin d’être une innovation marketing, sont la reconnaissance de spécificités d’autant plus intéressantes que le cépage muscadet, alias melon, est un formidable révélateur de terroirs.

vignes

Grands vins moelleux

On ne peut parler de la Loire sans évoquer une de ses grandes spécialités: les vins doux, notamment botrytisés, dont la production a été fortement encouragée par les négociants hollandais à partir du XVIIe siècle. Ces blancs sont surtout répandus en Touraine (Vouvray, Montlouis) et en Anjou (Coteaux-du-Layon, Bonnezeaux, Quarts de Chaume). Des spécialités connues depuis le Moyen Âge: le Grand Cru Quart-de-Chaume en témoigne, qui doit son nom à une taxe payée en nature par le seigneur du lieu, avec les raisins les plus mûrs des pentes les mieux exposées du Layon. Balzac aussi en parle dans L’Illustre Gaudissart (1833) : «Ce que vous buvez en ce moment, mon cher et très aimable Monsieur, est un vin de roi, la tête de Vouvray… Monsieur, le vin de Vouvray, bien conservé, c’est un vrai velours.» Même si le marché des vins moelleux est actuellement moins bien orienté, l’offre ligérienne de ce type de produits reste passionnante et d’un bon rapport qualité prix.

Bulles et rosés

La Loire, ce sont aussi des vins effervescents dont l’origine remonte au Premier Empire. C’est à un Bruxellois, Jean-Baptiste Ackerman, que l’on doit les premières fines bulles de la région: misant sur la bonne acidité des cépages locaux, mais aussi sur les qualités du tuffeau pour le vieillissement des vins, il créa son entreprise de champagnisation à Saumur, et le succès aidant, fit rapidement de nombreux émules. Saumur, mais aussi Vouvray, Montlouis et les Crémants de Loire témoignent du succès de cette activité.

L’Anjou s’est également fait une spécialité des rosés tendres, qui, à base de cabernet ou de grolleau, disputent à la Provence la suprématie dans cette couleur. Si le cabernet est présent dans la région depuis au moins la Renaissance, son utilisation aux fins de «rouget», un rosé soutenu avec souvent du sucre résiduel, est beaucoup plus tardive. Elle fait suite, dans un premier temps, au phylloxéra, qui voit l’Anjou replanter bon nombre de vignes de chenin en cabernet franc et en cabernet sauvignon. C’est que ces deux variétés mûrissent plus tôt, comme l’avait déjà fait remarquer l’agronome Pierre-Constant Guillory, qui avait introduit le cabernet-sauvignon à Savennières dès 1847, et qui en distribue des plants. Ce mouvement s’accélère dans l’entre-deux-guerres, où ce «rouget» devient un incontournable des bistrots – son cousin rouge le Saumur-Champigny suivra bientôt son exemple, après la deuxième guerre mondiale. Notons que le Rosé d’Anjou fait partie des premières AOC reconnues en France, dès 1936.

Aimables rouges de Loire

Comment terminer ce petit tour de Loire sans parler de la riche palette de ses rouges, qu’ils soient issus de pinot noir comme à Sancerre ou Menetou-Salon, de côt comme à Amboise, de gamay comme en Touraine, de cabernet franc comme à Chinon (un grand rouge, Chinon rien !), Bourgueil, Saint-Nicolas-de-Bourgueil ou Saumur? Pour typés qu’ils puissent être, ces rouges présentent quelques dénominateurs communs : leur buvabilité, leur digestibilité et leur fraîcheur, héritage de leur situation entre nord et sud – la Loire ne constitue-t-elle pas traditionnellement un marqueur climatique pour tous les météorologues? Nous évoquions le gamay : la grande histoire des cépages, ce sont parfois les petites histoires de famille. Ainsi, le gamay doit sa présence en Touraine à Madame Ida de Monspey, qui, ayant épousé le Comte de Montebise,  vint vivre en son château de Monteaux, près de Blois, et y fit planter le cépage de son Beaujolais natal.

Quant à Saumur et son «champ de feu», (campus igni, étymologie de Champigny), il illustre une vérité de toutes les époques: les meilleurs vins se font souvent sur les coteaux les mieux exposés. Histoire, littérature, géographie, généalogie… c’est tout un cours auquel nous invite la Loire tout au long du sien. On laissera le dernier mot à un enfant du pays, Jean Carmet: «Les vins de Loire (…) s’expriment sans emphase. À condition qu’on les respecte, ils s’ouvrent pour vous offrir toutes les richesses de leur jardin. Ils aiment vous faire des surprises, vous attaquent quand vous les mâchez, vous embarquent dans leurs arômes, se rappellent à votre mémoire et, sans vous abandonner, tapissent votre palais de fraîcheur et de propreté. Un de mes amis, très célèbre, orfèvre en cabernet franc, converse avec ses flacons. Il leur demande de leurs nouvelles… Comment ont-ils passé l’hiver? Sont-ils bien là où ils sont? Il prétend avoir observé qu’une bouteille caractérielle peut très bien refuser de s’offrir en présence d’un malfaisant et retrouver tous ses arômes quand l’intrus a quitté la place ». Si vous passez par Bourgueil, ne vous étonnez pas si la maison natale de l’acteur est devenue la maison des vins de Bourgueil. Alors, vive la Loire, et que la sélection que nous vous proposons vous fasse voyager au fil de ce fleuve de vins.

 

Sébastien Durand-Viel

Crédits photo : Aurélien Aumond

[1] L’Agriculture et Maison Rustique, Charles Estienne et Jean Liébault, 1564

[2] Le Traité du Vin et du Cidre, Julien Le Paulmier, 1588