PRIMEURS 2023 Genèse d’une révolution tardive

En 1962, Thomas Kuhn écrit « La Structure des révolutions scientifiques ». Le terme « paradigme » est au cœur du livre, non pas pour décrire un modèle quelconque, mais pour désigner un corpus de principes et de méthodes partagé par une communauté scientifique ; une sorte de modèle épistémique qui fait autorité et regroupe les chercheurs pour un certain temps, jusqu’à la prochaine « révolution scientifique ». L’œuvre de Thomas Kuhn rompt radicalement avec la façon de faire l’histoire des sciences, prépondérante dans les années 1950, à savoir une histoire reposant sur une évolution continue des sciences par accumulation du savoir selon la méthode scientifique, c’est-à-dire grâce à des découvertes individuelles. Inspirée d’Alexandre Koyré, l’historiographie de Kuhn décrit la formation, à un moment donné, d’une nouvelle conception scientifique rompant avec la précédente, en s’appuyant non pas sur l’individu, mais sur un groupe de scientifiques intergénérationnels sous influence d’un monde engendrant une nouvelle révolution scientifique. 
Des révolutions scientifiques, ou plus précisément œnologiques, le vignoble français en a connu. Parmi les plus unanimement reconnues : la fermentation, l’hygiène et plus récemment la microbiologie. Certains vignobles ont été précurseurs en la matière. D’autres, plus en retard. Dès les années 1950, Bordeaux fait figure de proue, avec notamment Jean Ribéreau-Gayon et surtout Émile Peynaud, surnommé « le père de l’œnologie moderne ». Puis la connaissance se diffuse, les institutions de recherche publique se créent, des laboratoires privés s’installent et le vignoble bénéficie rapidement de modèles de production duplicables à toutes les échelles. 
Dans les décennies suivantes, l’œnologie aura le vent en poupe, peut-être un peu trop. Sacrifiant ses limites épistémologiques sur l’autel de l’efficacité, elle servira la cause de vins adaptés au marché sans trop se préoccuper d’un monde en mouvement, pourtant générateur des artifices révolutionnaires en action dans le monde scientifique. Devenue technoscience malgré elle, l’œnologie suivra la courbe du succès sans percevoir les signaux fertiles d’un nouveau paradigme naissant. À vrai dire, certains les percevront. Jules Chauvet par exemple. Négociant-éleveur-chimiste installé dans le Beaujolais, il travaillera sur des sujets qui font aujourd’hui l’actualité. Mais la majorité, particulièrement Bordeaux, s’installera dans un « confort » de pratiques et d’innovations qui ne se préoccupe guère des changements en gestation. À vrai dire, difficile d’entrer en révolution quand tout va bien. Et à Bordeaux, à cette époque, tout va plutôt bien.
Dans la période 1980-2000, des changements sociétaux sont à l’œuvre et influencent le champ des valeurs0 de nos compatriotes. Ces changements opèrent en particulier dans la famille, le travail, la politique, l’économie, la religion et le social. Détaillons rapidement ses réservoirs d’influence à partir des années 1980, en nous appuyant sur l’étude des valeurs européennes1 (débutée en 1981 et étalée sur 30 années), afin de comprendre la situation du Bordeaux d’alors, celle d’un vin déjà en retard, contrairement aux apparences et aux discours médiatiques bienveillants de l’époque. Suivant cette courte analyse, il sera temps de revenir sur le millésime 2023 et les valeurs qu’il véhicule pour réconcilier ceux qui nous lisent avec une région à nouveau dans l’air du temps. 

Gravure sur bois de Flammarion

Commençons par la famille. C’est un transmetteur de valeurs majeur de nos sociétés qui, dès les années 1980, perd progressivement de son influence intergénérationnelle : augmentation des divorces, repas de famille de plus en plus rares, autorité parentale mise à mal, nouveaux systèmes éducatifs, éclatement géographique du noyau familial, libéralisation des mœurs, etc. C’est pourtant là que le « vin à papa »2 (surnom malheureux donné au vin de Bordeaux) se présente le plus souvent aux futures générations, se discute et se dispute, pour se faire une place dans la vie des jeunes adultes. Malheureusement, une voire deux générations vont grandir sans Bordeaux ou pire, avec l’image d’un vin qui n’est pas de leur monde, celui qu’il découvre loin de leur foyer.
Côté travail, il faut distinguer deux systèmes de valeurs : extrinsèques (salaire, heures, CDI, congés, etc.) et intrinsèques (impact sociétal et sanitaire de son travail, coopération de l’entreprise, ancrage territorial, etc.). Tandis que l’époque est au CDI et au plan de carrière via les grandes écoles, les graines d’un rapport intrinsèque au travail sont en train de germer. Et de qui Bordeaux est-il alors le symbole ? De la réussite individuelle, du plan de carrière et des grandes écoles, alors que dans le même temps, dès les années 1960, émergent ici et là des vignerons iconoclastes, proposant une autre lecture du vin et de son rapport au monde. Ceux que l’on qualifiait de marginaux ou d’idéalistes à l’époque deviendront en quelques décennies les références d’aujourd’hui auprès de jeunes amateurs conquis par un discours qui leur ressemblent.
La politique a son lot de responsabilités dans la perception du monde. Dès les années 1960, et plus encore les décennies suivantes, elle montre son incapacité grandissante à définir des aspirations ; elle n’est plus, si j’ose dire, le lieu des déterminations œnologiques : plus la peine de boire du Bordeaux pour voter à droite ! Cela vous paraît un peu léger ? Et pourtant, il suffit aujourd’hui de traîner du côté des quartiers d’affaires pour constater ces changements et les difficultés des châteaux à reconquérir ces marchés traditionnellement bordelais. 
À l’image du travail, l’économie, en tant que valeur, se divise en deux facteurs, sociotropiques et égotropiques. Le premier rassemble par exemple les questions sociales, le taux de chômage, les inégalités, tandis que le deuxième fait référence à l’éducation individuelle, au salaire propre, aux années d’études, etc. De quelle valeur économique Bordeaux est-il alors le symbole ? Vous avez deviné : égotropique ! C’est-à-dire le capital, ou si vous préférez le prestige de la marque Bordeaux incarnée par la réussite professionnelle de ses propriétaires et le CV de ses directeurs d’exploitation, au lieu des valeurs sociales si prégnantes dans le monde agricole représentées, à juste titre ou pas, par le vigneron, son personnel viticole et parfois même certains consultants au profil plus « terrien » - dont certains deviendront les futures stars du vignoble…
Comme la famille, la religion perd de son pouvoir d’influence à travers une sécularisation certes débutée au milieu du XVIIIe siècle, mais en accélération constante depuis les années 1990. Comme la famille, ce phénomène entraîne une libéralisation des mœurs et des comportements avec, en corollaire, un retour du communautarisme et d’une religiosité3 compensatoire. Concrètement : on ne peut pas aimer Bordeaux et un autre type de vin aux valeurs différentes. Il faut choisir son camp. Il ne s’agit plus seulement de vin, mais de quelque chose relevant de l’affectif qui doit satisfaire un besoin religieux autre que celui porté par les religions traditionnelles sécularisées. Cela vous semble tordu ? Réfléchissons : n’y a-t-il pas qu’à Bordeaux où l’on mentionne le nom d’un consultant-œnologue sur les supports de communication ? N’y a-t-il pas, en France, qu’à Bordeaux où l’on trouve des Winemakers’ Collections4 ? Regardez la fiche « technique » d’un vin de Bordeaux et celle d’un vin « à la mode ». Vous serez surpris des différences. D’une part un discours empreint de rationalité scientifique soulignant les derniers investissements techniques, d’autre part un discours peu ou pas du tout technique, flirtant avec une sémantique parfois quasi religieuse. Les Lumières s’éteignent et Bordeaux plonge dans l’obscurité avec le sentiment d’être critiqué pour avoir tout dit ! 
Terminons ce rapide tour d’horizon des valeurs avec la dimension sociale en nous attardant sur un facteur en particulier : l’individualisation. Autrement dit, du point de vue du commerce, l’hyperpersonnalisation de l’offre. Allons au but : que penser d’un vin vendu à un négociant puis à un revendeur qui nous revend le vin dont on n’a jamais, d’une façon ou d’une autre, senti le début d’une relation privilégiée avec le producteur ? Même si aujourd’hui Bordeaux retourne sur le terrain pour rencontrer ses amateurs, cette distance structurelle avec le marché a laissé indéniablement des traces dans la perception du client. 

Ces changements sociétaux peuvent laisser un sentiment de perplexité quant à leur influence sur les comportements d’achat des amateurs et des professionnels. D’aucuns les trouveront sinon insignifiants du moins anodins, et convoqueront, non sans raison, la surproduction, la baisse de la consommation, les prix, les médias et la crise économique comme les véritables responsables de la crise bordelaise. Ces changements sociétaux sont souvent sous-estimés, parce que les valeurs qu’ils véhiculent sont des sables mouvants dans lesquels les individus s’enfoncent, sans s’en rendre compte, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Bordeaux est en train de s’en compte. Trop tard ? Bordeaux est en train de s’en rendre compte, parce que Bordeaux opère des changements depuis plus de 20 ans (lire notre article : GCC, livrables 2020 & 2021 les enseignements). Mais ces changements initiés pour les plus précoces il y a deux décennies sont en réalité tardifs. Ils créent le sentiment d’une viticulture à contretemps, qui suit plutôt qu’elle n’anticipe. Non seulement Bordeaux doit combler son retard (ce qui est sur le point de se faire), mais Bordeaux doit aussi développer une vision d’avenir pour un vin à la pointe, non pas de l’innovation, mais de l’anticipation, du vin de demain, pour redevenir le phare de la viticulture française.5
En la matière, que nous enseigne 2023 ? Eh bien que le retard est comblé ou sur le point de l’être dans tous les domaines. En premier lieu, les vins. Au-delà de l’aspect qualitatif globalement remarquable, l’idée paradigmatique que Bordeaux ait su adapter ses itinéraires techniques au millésime et non l’inverse (c’est-à-dire imposer sa puissance technique aux caprices de la Nature). L’idée qu’un style œnologique n’est pas ce que l’amateur appelle l’expression du terroir, avec tout le flou que véhicule ce mot fourre-tout. L’idée enfin que l’appellation d’origine ne peut plus à elle seule définir le canon esthétique des vins de ses administrés. Certains châteaux l’ont compris depuis longtemps. Encore fallait-il qu’une majorité rejoigne ces précurseurs. Parmi nos coups de cœur, Château du Tertre illustre à la perfection cette retenue, en adéquation avec son potentiel, au profit d’un margaux plus léger, mais tellement plus juste et raffiné. Rive droite, Château Laroque a su prendre les bonnes décisions à la vigne pour obtenir une consistance en milieu de bouche qui lui évite un usage excessif du bois. Le résultat est un modèle de précision et d’élégance. Que dire enfin de Château Jean Faure et ses 65% de Cabernet Franc, sinon que Saint-Émilion serait bien inspiré d’en tirer des leçons pour l’avenir. N’hésitez pas à vous plonger dans nos sélections. Nombreux sont les vins de tout prix qui ont su intelligemment dépasser le formalisme d’une œnologie systématique et d’une appellation castratrice !
En second lieu, les « faiseurs », incarnés à Bordeaux par une partie des vignerons, les directeurs techniques, quelques consultants et des laboratoires.6 Force est de reconnaître que le message ambiant est rafraichissant et décomplexé. Finie la langue de bois, la passion transpire et l’autocritique est parfois plus sévère que nos critiques ! Pour preuve, cette génération de quadras souvent passés par l’agronomie avant l’œnologie, forts d’une expérience internationale et dotés d’un sens esthétique sophistiqué et décomplexé. Citons par exemple Jean-Michel Laporte, dont le parcours et l’expérience rive droite (Château la Conseillante) sont sans aucun doute à l’origine du nouveau style raffiné et ciselé du Château Talbot. Citons également tous ces « jeunes » directeurs et directrices qui font vivre et revivre le Sauternais : Slanie Ricard (Myrat), Sandrine Garbay (Guiraud), Lorenzo Pasquini (Yquem), Vincent Labergère (Rayne Vigneau), Aline Baly et Laurier Girardot (Coutet), Miguel Aguirre (Tour Blanche), Guillaume Lefebvre (Doisy Védrines), on en oublie évidemment. Côté consultants, citons Thomas Duclos, Julien Belle et l’équipe d’Oneoteam, Frédéric Massie, Simon Blanchard et l’équipe Derenoncourt, Mikaël Laizet, Julien Viau et l’équipe Rolland Associés, Éric Boissenot, Édouard Lambert et l’équipe du Laboratoire Boissenot. Tous participent activement au renouveau des vins avec, nous semble-t-il, des approches moins systématisées, voire expérimentales, mais toujours contemporaines. Autre fait notable, la volonté d’incarner des visions avant des individus, ce qui nous semble, là encore, une lecture très actuelle du métier.
En dernier lieu, la viticulture, encore aujourd’hui critiquée, malgré des évolutions très encourageantes. Rappelons simplement les faits : 13 900 ha certifiés en bio en 2021 (soit le premier vignoble de France en surface), ce qui équivaut à 11,6% de la SAU.7 En 2020, 1034 exploitations viticoles étaient certifiées AB. Ce label ne peut évidemment résumer à lui seul les évolutions viticoles de la région. Disons simplement qu’il est un bon baromètre de tendance. 
Au fond, Bordeaux n’a jamais été aussi excitant. Avec des 2023 chatoyants, Bordeaux est définitivement dans l’air du temps, et prouve qu’il est à nouveau – nous disons bien « à nouveau » - l’un des tout meilleurs vignobles du monde. On a hâte de voir la suite et on espère, de tout cœur, que la crise systémique que traverse la région, n’aura pas raison d’une majorité de châteaux déjà tournée vers 2024. Bonne découverte et bonnes dégustations ! 

Olivier Borneuf


0- Une valeur n’est pas une mode. Elle est « invisible » parce qu’elle évolue bien plus lentement que l’opinion ou les statistiques. Elle est par conséquent bien plus enracinée dans les comportements et très peu versatile, ce qui lui donne un pouvoir d’influence conséquent, aussi bien sur l’individu que sur le groupe.

1- https://europeanvaluesstudy.eu/methodology-data-documentation/previous-surveys-1981-2008/survey-1981/

2- Bordeaux a longtemps été le vin le plus représenté sur les tables du dimanche.

3- Disposition religieuse à forte tendance affective, sans référence à une religion particulière, sans contenu dogmatique précis.

4- Tiré du site www.winemakerscollection.com : « a Winemakers' Collection ose apposer une signature, celle de son créateur, sur un vin, un nom qui parlera plus au consommateur qu'un pourcentage de cabernet ou de sauvignon, un visage qui donnera une identité au jus plus sûrement que la façade d'un château. » Une démarche louable qui s’autocaricature par les artifices qu’elle croit la servir. 

5- Sachant que le marché hexagonal représente 55 % des débouchés des vins de Bordeaux, le grand export peut être une solution en court moyen terme, mais en partie seulement. Car si certaines des valeurs traditionnelles bordelaises trouvent encore un écho dans certains pays en plein développement économique, où ces valeurs sont prédominantes, d’autres facteurs sont bien évidemment à prendre en compte (régime politique, guerre, élection, crise économique, etc.). 

6- Nous ne nous sommes pas suffisamment intéressés aux travaux de recherches universitaires bordelais pour les inclure dans notre propos.

7- Superficie Agricole Utilisée.