Le très deloyal gamay

Beaujo, beaujolpif, beaujol, beaujolo… aucun autre vignoble français peut se targuer de posséder autant de diminutifs sympathiques. Pour beaucoup, le Beaujolais est sorti de terre en 1951 avec le décret qui donne naissance au Beaujolais Nouveau, vin joyeux, éminemment populaire mais pas vraiment « sérieux », qui n’a de nouveau que la possibilité d’être mis en marché très rapidement. Sympathique mais pas vraiment sérieux, ce fut aussi longtemps la réputation de son unique cépage rouge, le gamay. Le gamay a un père, le pinot noir, adulé depuis des siècles (et une mère, le gouais, ou l’inverse, la vigne étant hermaphrodite, authentiquement non genrée !) qui, au jeu des comparaisons, l’a écrasé de sa superbe. Pas facile d’être “fils de” même pour un cépage. Cette mauvaise réputation a une origine en la personne d’un duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, qui lui régla son compte en une ordonnance assassine de 1395 : « tres mauvaiz, tres deloyaul...moult nuysible à creature humaine » …. devant être « extirpé » au profit du pinot noir. C’est en fait le propre de tout cépage que de donner des vins déloyaux dès lors qu’on lui ordonne de pisser du raisin, ce que sait très bien faire le gamay et ce qui lui fut demandé pendant des siècles : pas tant dans le Beaujolais d’ailleurs, ni en Bourgogne, dont il n’a jamais été totalement « extirpé », mais surtout dans les vignobles péri-urbains du nord de la France, à commencer par celui de Paris. Comme le gouais, le gamay triomphe autour de la capitale après le grand hiver de 1709 en remplacement des « plants fins » : les observateurs du XVIII è distinguent le gros gamay, grossier et productif, du petit gamay qui peuple aujourd’hui le Beaujolais sans que l’on sache lequel des deux colonise les vignobles de Suresnes ou d’Argenteuil. En tous cas, planté dans les terres grasses, dopé aux « boues » des villes (fumier de toute sorte y compris humain !) qui donnent aux vins « un goût fort mauvais et puant » (Traité de Viticulture, 1759), le gamay produit des rendements ébouriffants pour l’époque (jusqu’à 150 hl/ha à Argenteuil en 1785). Dès lors, il remplit parfaitement sa mission : étancher les soifs populaires parisiennes qui explosent au tournant du siècle dans les tavernes bientôt baptisées guinguettes. Paris aura probablement fait plus que Philippe le Hardi pour nuire au gamay et par ricochet au Beaujolais. La capitale saura se racheter.

Lie de vin

La percée

 

L’ordonnance du duc a au moins un mérite, celui de nous rappeler que le gamay et le Beaujolais ne sont pas une génération spontanée du XX è siècle. Le vignoble du Beaujolais est peut-être entré plus tardivement dans l’histoire que tous les autres grands vignobles mais il y est entré depuis quelques siècles. Ce qui lui a longtemps manqué, c’est un grand marché, conformément aux enseignements d’Olivier de Serres (« Si n'êtes en lieu pour vendre votre vin, que feriez-vous d'un grand vignoble ? »), autrement dit une grande ville que possédaient ses voisins et concurrents directs, qui l’ont longtemps étouffé : le vignoble du Lyonnais avec Lyon, et celui du Mâconnais qui regardait vers Mâcon et Dijon. En 1573, le Beaujolais n’est pas une région de vignobles : seules 8 paroisses possèdent des vignobles (contre 77 dans le Lyonnais), la vigne vaut moins que la terre labourable et l’audience des vins ne dépassent pas les faubourgs de ses petites villes, Villefranche, Belleville et Saint-Lager. Un siècle plus tard, on dénombre 40 paroisses viticoles et, en 1765, la réputation de quelques-uns de ses bons terroirs du nord est établie. En 200 ans donc le vignoble s’est considérablement étoffé car les vins du Beaujolais ont fait une double percée : à Lyon d’abord qui ne se satisfait plus de son propre vignoble et qui devient friand des vins du sud du Beaujolais (qui bénéficient de tarifs d’entrée bas) mais surtout à Paris, par une route commerciale inattendue qui ne passe pas par la Saône, grevé par les péages, mais par la Loire que l’on atteint à dos de mulet à Pouilly-sur-Charlieu. La liaison Loire Seine est effective dès 1642 grâce à l’ouverture du canal de Briare en 1642. Au cours de la période, Paris absorbe de plus en plus de beaujolais, jusqu’à 80% de la production de 16 de ses paroisses en 1769. Étant donné les coûts et la durée du transport, ce sont les meilleurs vins qui rejoignent la capitale, ceux du Haut-Beaujolais où l’on plante à tout va vers l’ouest pour profiter de la manne. Le vignoble s’est développé selon un mode d’exploitation original et efficace, le vigneronnage, variante du métayage qui associe un propriétaire (vigne, bâtiment, matériel) et un exploitant, chacun s’octroyant la moitié de la récolte. Jules Guyot le qualifiera de modèle car intéressant le vigneron comme le propriétaire « aux émotions, aux succès du drame agricole et partageant dans un mesure équitable et lucrative les produits de son sol ».

A la fin du XVIII è siècle, la région n’a néanmoins pas de grands noms à faire valoir auprès de la noblesse et il est absent des caves de références de l’époque, celle du Duc de Penthièvre en particulier qui sert d’étalon, mais la petite bourgeoisie parisienne est devenue friande et familière des « vins supérieurs » qui ont pour nom, pour le moment, Chenas, Fleurie ou Saint-Lager (Brouilly).

L’affirmation des crus

 

Le XIX è siècle marque le triomphe de la bourgeoisie qui n’a eu de cesse de réintroduire des hiérarchies d’Ancien Régime, en tous cas dans le monde du vin. Le vignoble français est mature, les hiérarchies entre grands vins et petits vins sont clairement établies, et faute de goût inné, il devient urgent d’indiquer à la bourgeoisie ce qu’elle doit boire si elle veut tenir son rang. D’où la passion pour les classements et pas seulement ceux des châteaux bordelais et des crus de Bourgogne, mais de tous les vignobles de France et même du monde. En témoigne le succès de librairie de La Topographie de tous les vignobles connus, d’André Jullien, best-seller réédité 5 fois entre 1816 et 1866. Entre la première et la cinquième édition, il ne se sera pas beaucoup foulé, le texte concernant le Beaujolais est à peu de chose près le même. Mais on y lit que dès 1816 la hiérarchie de terroirs esquissée au XVIII è s’affine. S’il prend soin de souligner que les vins du Beaujolais « sont davantage estimés comme bons vins d’ordinaire que comme vins fins », il sort du lot ceux de Moulin-à-Vent et Les Thorins (commune de Romanèche), « mis en bouteille 18 mois ou deux ans après la récolte », de Chenas « qui se conservent longtemps » devant ceux de Fleury, Saint-Lager (où la Côte de Brouilly se démarque), de deuxième classe, puis de Jullienas, Cheroubles et Morgon (troisième classe). Non seulement, la division nord-sud du vignoble du Beaujolais est clairement actée mais les meilleurs vins sont mis en bouteille et savent vieillir. Victor Rendu (Ampélographie française, 1857) indique peu ou prou la même hiérarchie, et donne des indications de prix qui montrent que les meilleurs vins, Moulin-à-Vent en tête, ont creusé l’écart. Le Beaujolais tient son avant-garde, les futurs crus installés sur les coteaux granitiques du Haut-Beaujolais et son triangle d’Or, Belleville-Beaujeu-Mâcon.

A André Jullien et Victor Rendu, des généralistes, succèdent des spécialistes, que l’on imagine forcément amateurs de Beaujolais, en tous cas fins connaisseurs : c’est A. Budker, notable, qui dresse une carte fouillée et minutieusement hiérarchisée en cinq classes des cantons, communes et lieux-dits, puis Vermorel et Danguy qui reprennent et complètent le classement de Bukler dans Les vins du Beaujolais, du Mâconnais et Chalonnais (1893). Leurs conclusions sont impressionnantes de précision et d’actualité : tous les lieux-dits de « première classe » sont situés à Moulin-à-Vent, Fleury, Côte de Brouilly, Julienas et Morgon. Le XX è siècle de fera pas beaucoup mieux.

Au passage, ils nous éclairent sur l’état du vignoble, touché par le phylloxéra en 1872 et en cours de greffage : il couvre en 1881 28 000 ha et est planté « exclusivement » du seul « gamai » (décliné en plusieurs clones ou « sélections » qui portent les noms des vignerons), ce que constatait déjà Odart (Ampélographie, 1845). Les gouais, prin blanc, gros gamay, gamai « teint » (teinturier) et autre persagne (mondeuse) signalés plus tôt ont semble-t-il disparu. Dans les chais, pas de vinification carbonique, c’est trop tôt, mais des vendanges non égrappées avec ou sans foulage, des cuvaisons de 3 à 8 jours avec pigeages puis les soutirages entre mars et août : une année d’élevage en tonneau ou foudre semble être la norme au XIX è siècle. On est loin du Beaujolais Nouveau. 

cave Beaujolais

Les heures de gloire du Beaujolais Nouveau

 

Les décennies 1880/1940 sont en France celles des grands désordres. Phylloxéra, pénurie, fraudes en tout genre, puis triomphe des hybrides producteurs (qui n’épargnent pas le Beaujolais), surproduction, émeutes vigneronnes, guerre mondiale et crise de 29. Il ressortira de ce tumulte des coopératives et des syndicats viticoles puissants et la création nécessaire des AOC. Moulin-à-Vent, Morgon, Chénas, Chiroubles et Fleurie l’obtiennent dès 1936. La guerre 39-45 avaient ramené la pénurie. Le STO, le manque de chevaux, de carburant, de produits de traitement, avaient laissé à l’abandon des centaines d’ha dans le Beaujolais. Et, à la Libération, la France a soif mais les AOC se trouvent privées du droit d’écouler leurs vins avant plusieurs mois d’élevage, restriction jugée mal à propos par l’Union Viticole du Beaujolais comme par les marchands lyonnais. Ils obtiennent par le décret du 8 septembre 1951 la possibilité de les vendre dès le 15 décembre, puis par une simple note administrative du 13 novembre, le droit de les commercialiser « maintenant ». Ce n’est pas le privilège de la région, les côtes du rhône, les bourgognes « grand ordinaire », les mâcons blancs, les gaillacs et muscadets en profitent mais c’est le Beaujolais qui en fera de l’or à partir des années 1970. C’est tout son mérite : avoir su orchestrer une mise en scène bachique, populaire, festive, sincère, et cela avant l’institution en 1985 d’une date de sortie fixe, le troisième jeudi de novembre, plutôt bien sentie : dans le triste, froid et pluvieux mois de novembre qui fête les morts « déboule un vin gai, hardi, aux joues rouges, à la bouche de printemps » (Bernard Pivot). Les méthodes de production se sont adaptées aux nécessités du primeur. La macération carbonique expérimentée par Michel Fanzy dans les années 1930 et perfectionnée par Jules Chauvet tombent à pic pour extraire du gamay le fruit et seulement le fruit. Si Lyon se détourne du beaujolais à partir des années 80, à Paris le slogan « le beaujolais nouveau est arrivé », dont on a perdu l’auteur, fait un tabac. Il a de fervents supporters chez les écrivains et journalistes bon-vivants, dont Frédéric Dard, les plumes du Canard Enchaîné, Bernard Pivot, René Fallet (qui publie en 1975 un roman à succès, Le Beaujolais Nouveau est arrivé) et à l’Assemblé Nationale, par l’entremise de son président Edgar Faure qui lui organise un baptême très officiel en 1975. La production suit : 100 000 hl en 1970, le double cinq ans plus tard, 400 000 hl début 1990, dont 150 000 pour Paris. Elle n’est pas la seule capitale a succombé : la vague déferle en Europe, en Asie, en Amérique. En 1988, 70% de la production est exportée.  

Purge et renaissance

 

Le phénoménal succès du Beaujolais Nouveau a d’abord fait du bien à la région. Économiquement, c’est un rêve de producteur : faire place nette dans les stocks, renflouer la trésorerie deux mois seulement après les vendanges, dissiper les angoisses. Il a surtout permis à nombre de buveurs de France et d’ailleurs de situer le Beaujolais sur une carte et a sans doute eu le mérite d’avoir suscité des vocations.  On ne l’attendait pas là mais on doit à Robert Parker cet hommage appuyé : « Dans les grandes années le beaujolais nouveau est souvent délicieux, savoureux, plein d’exubérance, de fraîcheur, et vibrant de fruit. C’est souvent lui qui introduit les néophytes aux merveilles du royaume du vin rouge ». A son apogée, le Nouveau représentera un peu moins de la moitié de la production.

Après deux décennies d’euphorie, la mode s’essouffle, en partie parce que son image s’est dégradée. Le succès poussant à la facilité et au peu de scrupules, des ersatz de primeurs vendangés trop tôt, chaptalisés, ce que déplorait Jules Chauvet dès les années 80, vinifiés selon des procédés peu orthodoxes, parfois boostés aux levures aromatisantes, ont fini par semer le doute, au-delà du cercle des fines bouches qui le boudaient par principe. Et quand le primeur tousse, c'est toute la région qui s’enrhume. Les décennies 2000 ont été celles de la purge avec un vignoble qui se rétracte de 40% et qui perd nombre de ses vignerons. Les années de vaches grasses où il suffisait de produire pour vendre n’ont pas toujours été mises à profit pour rénover les chais, rajeunir le vignoble, développer l’accueil au caveau ou tisser un réseau commercial solide. Mais à toute chose malheur est bon : le Beaujolais Nouveau en berne, les crus sortent de l’ornière, médiatiquement autant que dans le vignoble, grâce aux investisseurs bourguignons ou lyonnais mais surtout grâce à deux générations de vignerons talentueux, celle des années 90 et les jeunes pousses du XXI è siècle. Elles arrivent avec les idées de leur temps, le bio, le nature, le souvenir des grands vins du XIX è et leur vision décomplexée et moderne des beaujolais et des villages, primeurs ou non. Le Beaujolais possède le dynamisme et la créativité des jeunes vignobles : pas engoncé dans la tradition, il est résilient, capable de se renouveler en moins d’une génération, d’intégrer les modes du temps tout en gardant du passé ce qu’il a de bon. Et les planètes semblent s’aligner : fatigué des vins chargés, le monde a soif de fraîcheur, d’élégance, d’éclat de fruit, qui sont l’ADN de la région et de son cépage. Le gamay tient peut-être sa revanche.

 

Sébastien Durand-Viel

Crédit photos : Aurélien Aumond