La critique sous les critiques

Les états généraux des médias et…

Promesse de campagne d’Emmanuel Macron en 2022, les états généraux de l’information ont été lancés le 3 octobre 2023. À l’heure où les médias suscitent une défiance historique, l’objectif fixé est de garantir le droit à une information fiable pour tout le monde… 
À gauche un extrait de l’Étude Kantar Public Onepoint pour La Croix 2023 et à droite le célèbre livre « Sur la télévision » de Pierre Bourdieu, publié en 1996 et traduit dans 26 langues. Pour ceux qui n’auraient encore lu ce petit chef-d’œuvre, voici grossièrement les trois points clés développés par le sociologue :
1-    la tension entre « professionnalisme pur » et « activité commerciale ». Autrement dit, les activités commerciales ou politiques d’un média conditionnent son contenu.
2-    L’effet d’homogénéisation de l’information lié à la concurrence. Autrement dit, les articles sont choisis en fonction d’intérêts financiers : on parle en priorité de ce qui rapporte de l’argent, donc tout le monde parle de la même chose !
3-    L’emprise du journalisme sur les autres champs. Plus subtil : si un média a besoin d’un expert sur un sujet qui lui échappe, il ne va pas choisir le plus le compétent, mais celui qui est prêt (parfois inconsciemment) à se plier aux points 1 et 2. 

Statistiques et couverture sur la télévision de Pierre Bourdieu

Plus le sujet est important (politique, économie, santé publique) plus il est difficile de démêler ces intrications. Mais si le sujet est secondaire, comme le vin (sauf lorsqu’il touche à la santé de nos concitoyens) alors là c’est royal au bar ! De l’influenceur au vénérable journal, c’est le jackpot : le média devient une colonne Morris, pour le plus grand plaisir de ceux qui le sustentent.
Et le contenu alors ? Secondaire. Jusqu’à ce que la situation se dégrade. La COVID a été un exemple en la matière. Rappelez-vous : les médias étaient prêts à inviter n’importe quel scientifique ou expert autoproclamé, du moment que celui-ci apportait de l’huile sur le feu médiatique ; comprenez une montée en flèche de l’audimat et donc des revenus publicitaires. Lorsque les médias ont dû finalement expliquer que les choses étaient plus compliquées, que les chercheurs ne savaient pas (en invitant ceux prêts à parler au nom de la recherche et non en leur nom), lorsque les médias ont dû accepter un discours désintéressé pour faire le ménage dans le capharnaüm pseudo-scientifico-médiatique, c’était trop tard, le ver était déjà dans le fruit : les auditeurs ont décroché et sont restés sur leur opinion, celle qui se nourrit des instincts les plus primaires et alimente les réseaux complotistes. 

… Le syndrome Féret

Notre petit monde viticole connaît à son tour une situation difficile. Pour la première fois, une partie des grands noms du vignoble rencontre des difficultés commerciales. Le plus fascinant dans cette crise, extrêmement complexe et profonde, c’est que les médias du vin contribuent à son aggravation, comme les médias d’actualité ont contribué au climat suspicieux vis-à-vis des scientifiques pendant la pandémie !  La comparaison est osée, mais les mécanismes qui sont à l’œuvre sont exactement les mêmes. À force de complaisance à l’égard du vignoble et de condescendance envers les consommateurs, par le simple fait de modèles économiques engendrant ces relations, les médias du vin n’arrivent plus à convaincre même quand ils sont sincères, faisant de leur actualité le terreau d’une suspicion de connivence avec le vignoble. La conséquence : un vignoble privé du relais culturel indispensable à sa subsistance. Promouvoir la connaissance n’est pas un caprice de critique en mal de reconnaissance, mais l’artifice capable de faire subsister le vin. Car au-delà des enjeux écologiques et climatiques, se pose la question d’un prix à payer pour une bouteille de vin, toujours plus élevé, qu’une quatrième de couverture dans un magazine ne suffira plus à justifier. 
Alors quand les éditions Féret sortent de leurs tiroirs une nouvelle approche de la critique de vin qui contient à peu près tout ce qu’il faut pour faire exploser l’ensemble de la filière, on prend la plume ! Que propose en substance Féret aux domaines viticoles ? Vous êtes assis ? Eh bien, tout simplement de choisir le dégustateur pour noter les vins ! Moyennant 160 € par échantillon (sans l’abonnement), le site offre la possibilité au domaine de choisir ce dernier qui, soit dit en passant, n’est pas obligé de mettre de note (encore moins de rendre des comptes) ni de mentionner son nom ! C’est le monde à l’envers ! Comme le résume parfaitement l’article paru sur Vitisphère :  « les dégustateurs sont choisis par les châteaux. Les dégustateurs qui remettent une meilleure note sont logiquement privilégiés par les châteaux. »

L’indépendance de la critique

Si tout cela nous semble relever d’une vaste plaisanterie, beaucoup de vignerons verront dans la proposition du Féret l’émergence d’un nouveau modèle économique où le forfait dégustation remplace l’encart publicitaire, sorte d’entourloupette marketing, réservée aux plus gros domaines, avec tous les conflits d’intérêts décrits plus haut. C’est compréhensible, mais pas tout à fait exact. En réalité, le problème n’est pas de savoir si un domaine doit payer pour être dégusté par la critique. Ce qui compte, c’est combien et pourquoi, nous y reviendrons. 
Commençons par apporter quelques précisions sur le conflit d’intérêts. Aussi vieux que le monde existe ! Parce qu’il repose moins sur les failles d’un système que sur les faiblesses des individus, le confit d’intérêt existe partout, que la dégustation soit gratuite ou payante. Mais il est d’autant plus important que le système le favorise (la publicité ou plus largement toute vente additionnelles sous la forme de salon, de publireportage, de vidéos ou de médailles par exemple). Corollaire : du conflit d’intérêts découle souvent une inégalité de traitement qui, dans le cas de la critique de vin, a des conséquences néfastes pour les producteurs lésés, mais également pour le lecteur qui finit par se lasser de cette critique homogénéisée comme nous le rappelle Bourdieu (point 2)
Dans un monde idéal, la critique de vin devrait pouvoir vivre uniquement de la vente de son travail, c’est-à-dire de ses lecteurs. Sauf que dans la réalité, personne, professionnel ou amateur, n’est prêt à payer le véritable prix de ce travail. Ce n’est pas une question de coût ou de contenu. C’est une question d’époque. L’époque du coût marginal zéro de Jeremy Rifkin (comprenez la gratuité). Qui n’a pas refusé de payer un simple euro pour finir de lire un article sur le Web ? C’est comme ça : on veut l’information, le vin à acheter, le domaine à découvrir, mais sans payer. Alors, comment faire ?

Quelqu’un doit payer

Aujourd’hui, il y a deux façons de vivre de la critique de vin : la publicité sous toutes ses formes ou l’échantillon payant. 
Dans le premier cas, le pire, tout est là pour favoriser le conflit d’intérêts et créer la plus grande inégalité de traitement entre les vins. Pourtant, le producteur privilégie ce système, car il est très souvent associé à des appels à échantillons gratuits. Comble du paradoxe, le producteur finit tout de même par payer s’il décide de participer à des salons ou d’acheter des médailles ! Rappelez-vous que le média adepte de ce système n’a pas d’autres revenus (ou très peu par ailleurs) que la vente de ces produits (publicité, salon, médaille) et favorisera donc ceux prêts à payer pour les fidéliser. Il est facile d’observer que ces salons rassemblent souvent le même noyau dur de producteurs pris dans ce système. 
Dans le deuxième cas, le producteur paie un forfait par échantillon, qui en théorie est le même pour tous les vins. Cela étant dit, rien ne garantit au producteur que le média s’affranchit de la vente de publicité, de salon ou de médailles ! Et si le montant par échantillon est significatif, on peut même imaginer que les grosses structures de production, capable de déposer plusieurs dizaines d’échantillons, soient favorisées.
Le deuxième modèle économique, s’appuyant sur des échantillons payants, est pourtant le plus juste, à tout le moins si certaines conditions sont garanties au producteur.  

Combien et pourquoi 

La question n’est donc pas de savoir s’il faut payer ou pas, mais combien et pourquoi il faut payer. 
Tout d’abord, le montant forfaitaire pour un échantillon doit rester « marginal », autrement dit indolore pour le plus petit producteur potentiellement intéressé par la dégustation. D’une part, cela permet à ce dernier de présenter plusieurs vins et d’améliorer sa visibilité, et d’autre part, cela évite d’atteindre des montants trop importants si un producteur venait à déposer un grand nombre d’échantillons influençant le jugement final. Cela permet enfin aux vignerons célèbres de sortir de l’engrenage médiatique et de continuer d’exister sans devoir payer le prix cher en publicité ou autre système de vente additionnelle. 
À l’évidence, il est important de s’assurer que cette participation forfaitaire n’est pas justement le début d’une longue chaîne de sollicitations commerciales, sous forme de publicité ou de vente additionnelle. Il n’y a aucun intérêt à payer deux fois, sinon à enrichir deux fois pour rien le média ! En la matière, les concours rivalisent d’ingéniosité pour toujours mieux convaincre le producteur de son intérêt à communiquer sur sa récompense. Les médailles d’or ne suffisant plus à convaincre, on invente les grandes médailles d’or, ou mieux encore on ne distribue que des médailles d’or !
En bref, payer peu et sans vente additionnelle pour être dégusté, c’est la garantie pour leur producteur et le lecteur, d’un système sans conflits d’intérêts, mais pas sans risque vis-à-vis de ceux qui dégustent. Les nouveaux critiques sont-ils, en tant qu’individu, réellement indépendants ou bénéficient-ils de faveurs influençant leur jugement ? Impossible de le savoir.

Un idéal asymptotique

Disons-le clairement, il n’existe pas de critique parfaitement indépendante, ou plus exactement qui pourrait garantir une totale indépendance. À moins de déguster (à l’aveugle évidemment) un faible nombre d’échantillons plusieurs fois dans des ordres différents, issus de plusieurs bouteilles mélangées, de remettre ses notes sous enveloppe et sous contrôle d’un huissier qui transférerait le contenu à l’édition pour que les notes soient directement publiées sans relecture, il ne peut y avoir de critique sans qu’il n’y ait quelques biais. Et ces biais sont principalement humains. La critique idéale n’est donc pas un point à atteindre, mais une ligne de conduite dont il faut se rapprocher le plus possible. La critique idéale est une critique asymptotique. 
Pour commencer, nous l’avons dit, il faut écarter toutes les possibilités de biais lié au système d’organisation commerciale. Ensuite, c’est au lecteur de faire son choix parmi les critiques, en toute connaissance de cause. Ce qui n’est pas le plus simple, car ce dernier est rarement informé des connivences entre presse et vignoble. C’est là que le producteur joue un rôle considérable, en devenant juge et partie ! Juge, parce qu’il est en mesure de reconnaître les qualités de dégustation d’un critique, son sérieux, sa compétence et son impartialité. Malheureusement, il est aussi partie prenante de ce jugement, étant lui-même l’objet de la critique. Difficile d’imaginer un producteur verser dans le dithyrambe à l’égard d’un critique qui l’aurait mal noté ! En revanche, les producteurs reconnus par la critique ont ce pouvoir. Celui de guider le lecteur vers la critique la plus juste, celle offrant toutes les garanties d’un traitement égalitaire, avec un minimum de biais et un maximum de compétences. C’est dans leur intérêt.

Tout ça pour ça

D’aucuns argueront que la critique est affaire de subjectivité et qu’en dépit de toutes les précautions déontologiques, elle demeure à jamais une affaire de personne, sinon d’égo. Nous avons déjà répondu à cette idée, celle d’un critique hypertrophié dont le jugement serait une fin en soi, souvent matérialisée par une note chiffrée (cela aussi, nous y avons longuement répondu). Rappelons d’un mot que la critique n’est là que pour aiguiser la curiosité du lecteur et éclairer sa dégustation. Elle n’est pas un commandement encore moins une leçon. Le rôle du critique, pour reprendre les mots de l’écrivaine Sophie Divry, c’est d’identifier « [dans un vin] ce qui a été fait, comment cela a été fait, et est-ce que cela fonctionne ». Plutôt qu’une préférence imposée à tous, une réflexion soumise à chacun, fruit d’une mécanique intellectuelle s’appuyant sur l’expérience, la connaissance et l’éducation, que le travail et la curiosité peuvent enrichir. La critique ne dit pas ce qu’il faut déguster, mais pourquoi il faut le déguster.
D’aucuns réduiront la critique à son pouvoir d’influence.  Après tout, pourquoi un producteur présente-t-il un vin si ce n’est pour améliorer ses ventes ? Au diable la déontologie ! Le producteur est un pragmatique : un critique influent, c’est une cave vide. Sauf qu’à ne regarder que le résultat sans se préoccuper de la façon de l’obtenir, le producteur finit par être confondu avec le critique… Autrement dit, une note, avant d’être à l’image du critique, est à l’image du domaine. Ce qui explique en partie pourquoi certains domaines accumulent les notes comme les boules sur un sapin de Noël, pensant que la quantité compensera la qualité. 
L’augmentation du nombre de critiques n’est pas une bonne nouvelle pour la filière. Ce qui, en apparence, ressemble à du pluralisme n’est en réalité qu’un émiettement de la civilisation du vin, où chacun déguste comme il l’entend, sans se soucier des conséquences. Répétons-le une dernière fois, promouvoir la culture du vin n’est pas un combat d’arrière-garde, mais l’artifice capable de faire subsister le vin. Avant de choisir un dégustateur qui vous plait, choisissez une critique qui vous respecte, que vous soyez producteur ou amateur.

Olivier Borneuf
La Tulipe Rouge