Une brève histoire de la Bourgogne

Qu’elle est riche, l’histoire du vin en Bourgogne. Et complexe, aussi ! Six siècles avant JC, les Celtes Eduens consommaient déjà du vin en Bourgogne, comme le prouve le célèbre vase de Vix. Et pas qu’un peu, puisque ce grand cratère d’origine grecque peut contenir plus de 1000 litres! Oui, mais en produisaient-ils? Dans son Histoire de la campagne française, Gaston Roupnel, historien, mais aussi viticulteur à Gevrey-Chambertin, répond par l’affirmative

En guise de préambule

Par le Rhône, les Phocéens, les Grecs puis les Romains ont introduit, d’abord le goût pour le vin dans les populations locales, puis son commerce; puis, plus tardivement, sa culture, notamment sur les rives de la Saône. Les innombrables amphores et dolia retrouvées sur différents sites de fouilles (notamment Alésia, Bibracte) démontrent l’importance de la consommation de vin dans la région; les installations de vinification mises au jour à Selongey attestent de la présence de vignes et de vins au premier siècle après JC. Et l’un des premiers vignobles identifiés est celui de Gevrey-Chambertin. Au IIIe siècle, un historien grec basé à Autun, Eumenius, vante à l’Empereur les « vignes anciennes et admirables » de sa région d’adoption. Terre de passage entre Nord et Sud du monde romain, la Bourgogne voit circuler les techniques agricoles, et les cépages. Les tests ADN révèlent que le Pinot Noir est un des plus anciens cépages au monde, parent de nombreuses autres variétés. Et c’est encore aujourd’hui, on le sait, le cépage roi entre Nuits et Mâcon, en rouge. Les Burgondes, peuple germain auquel la Bourgogne doit son nom, n’arrivent dans la région qu’au VIe siècle, mais favorisent l’essor de la vigne. Ils édictent en effet une loi qui autorise le défrichement de terres pour ceux qui y plantent de la vigne. Et un de leurs rois, Gontran, lègue des vignobles à des moines dijonnais. On verra bientôt que les moines jouent un rôle crucial dans la viticulture bourguignonne.

Des moines et des ducs

Tout ce qui vient d’être dit, et qui s’étale sur plus de 10 siècles, fait en effet figure de préambule à notre histoire. Car la vraie mise en valeur du vignoble bourguignon commence avec les Cisterciens, au XIe siècle. L’ordre acquiert en effet des vignes dans l’ensemble de la Bourgogne actuelle, du Chablisien au Mâconnais en passant par la Côte d’Or. Rien de plus normal, puisque le vin participe du sacrement de la communion catholique; mais les moines de Cîteaux, dont la règle exige qu’ils alternent travail et prière, font mieux que simplement produire: ils entendent produire bon, et comprendre comment. Cet ordre va jouer un rôle déterminant dans l’amélioration des techniques de culture et de vinification. Taille, adaptation des cépages au différents types de sol et d’orientation, fin de la polyculture qui appauvrit les sols, construction des murs protégeant les vignes des animaux, type d’élevage, entreposage et même modes de transport…, ils passent en revue tout le processus de production. Ainsi, ils établissent progressivement, empiriquement, sur la base des vins qu’ils produisent, une véritable hiérarchie de crus, de «climats». Outre les moines, la noblesse joua un rôle déterminant dans l’essor du vignoble bourguignon, et notamment les Ducs de Bourgogne. Une des anecdotes les plus célèbres concerne le Duc Philippe Le Hardi, qui, en 1395, dans le dessein d’améliorer la qualité des vins, fit interdire le gamay, qualifié de «déloyal plant». A ce plant qui fait aujourd’hui le bonheur des vignerons du Beaujolais, on reprochait surtout d’être très productif.

Pinot et Chardonnay, rois de Bourgogne

Conséquence de la faveur ducale, mais preuve aussi de sa bonne adaptation à la région, le Pinot Noir règne aujourd’hui en maître en Bourgogne, du côté des rouges. Il faut cependant rappeler qu’il a eu énormément de variantes; ainsi en 1855, dans son Traité des Cépages, Oudart en dénombre pas moins de 7, du noirien franc au pinot luisant en passant par le rougin, le pinot du Jura, le maître-noir, le plant de Pernand, le plant de Volnay... Par ailleurs, le pinot noir est un des deux parents du chardonnay, le grand cépage blanc de la Bourgogne (son autre parent étant le gouais). Notons à ce propos qu’un un village du Mâconnais porte le nom de Chardonnay.  Seul l’aligoté (un autre fils du gouais) lui dispute çà et là sa suprématie, en blanc. Et notamment à Bouzeron, où il dispose d’une appellation particulière. Ajoutons quelques hectares de sauvignon à Saint-Bris, et de sacy, dans l’Yonne, et nous avons fait le tour des blancs. Remarquons que si d’autres régions de France ou du monde ont bâti leur réputation à partir de vins d’assemblages, et de cépages importés, la Bourgogne, elle, s’en est toujours tenue aux vins mono-cépages, et aux plants locaux. Ce qui n’a pas empêché l’émergence d’une belle diversité de vins, mais dont l’identité est liée au lieu.

Clos Vougeot

Aimé des papes et des cardinaux…

La notoriété du vin de Bourgogne est déjà au zénith au 14ème siècle, quand les cardinaux d’Avignon exigent que l’abbé de Cîteaux leur en livre. Et un siècle plus tard, le Roi de France fait rédiger un édit qui délimite précisément le vin dit françois et le vin de Bourgogne (la limite se situant sur le pont de Sens). Il s’agit d’une première tentative de protection de l’origine. Il est à noter que les mesures employées pour jauger les barriques sont différentes des deux côtés du pont. Et même longtemps après le rattachement de la Bourgogne à la France (sous Louis XI), la province garde ses particularismes. Ainsi, dans les années 1950, à Raymond Dumay, auteur d’un des premiers guide de vin, un paysan du Tonnerrois indique une route menant vers Chablis et ajoutant «et là, vous entrez en France». La remarque est moins anecdotique qu’il y paraît: Chablis fut longtemps ville royale, relevant directement de la Couronne, tandis que son vignoble était divisé entre la Champagne et la Bourgogne (le Mont-de-Milieu formait la frontière entre les deux provinces). Ce qui n’était pas sans importance au plan des taxes, notamment, ni des usages viticoles (la prédominance du chardonnay, par exemple). A l’inverse, notons que Les Riceys, qui relèvent aujourd’hui de la Champagne, est un vignoble historiquement bourguignon, principalement planté de pinot noir. À l’autre extrémité de la Bourgogne, le Mâconnais aussi joue une partition particulière. Longtemps, ses vignobles ont été classés avec ceux du nord du Beaujolais - au point que sur les cartes de vin, un cru comme Moulin-à-Vent figurait, encore jusqu’au début du XXe siècle, parmi les bourgognes, et à des prix comparables aux meilleurs crus de Côte-d’Or.  Pour s’en tenir au Mâconnais, on observera que bien qu’il s’agisse du vignoble le plus vaste, c’est le seul qui, jusque tout récemment, ne comptait aucun Premier ni Grand Cru. Cette lacune n’a été réparée qu’en 2020, année où 200 hectares de Pouilly-Fuissé ont accédé au rang de Premier Cru.  Entre les deux, à l’inverse, la Côte chalonnaise regorge de Premiers Crus, notamment Montagny. Il s’agit là d’un héritage de la deuxième guerre mondiale : la ligne de démarcation passait tout près, et les vins de Premiers Crus échappaient aux réquisitions de la Wehrmacht ; opportunément, bon nombre de parcelles ont alors obtenu ce statut qui valait protection.

Clos

Viticulteurs, négociants et coopératives

La Bourgogne, aujourd’hui, ce sont à peine 25.000 hectares de vignes d’appellation contrôlée (à titre de comparaison, Bordeaux en compte 120.000), mais pas moins de 84 AOP. Et plus de 1.400 climats. À cette mosaïque de parcelles répond une grande diversité de situations, entre les grands négociants de Beaune ou de Nuits, les riches producteurs de Grands Crus et les « sans-grade », les producteurs de raisin dans des zones moins prisées des Hautes-Côtes, du Tonnerrois ou du Mâconnais. Pour qui aime lire en dégustant, cette réalité est bien décrite dans les œuvres de Gaston Roupnel (Nono), d’Henri Vincenot (Les Livres de la Bourgogne) ou de Jean-François Bazin (Les Raisins Bleus). Car si, comme on l’a vu, les moines et les Ducs ont grandement contribué à l’émergence de grands domaines de réputation (et de vins de prix), la Révolution a renversé cet échiquier de marqueterie; la plupart des grandes propriétés nobles ou monastiques ont été démantelées, ou bien rachetées par de riches bourgeois. De plus, la propriété s’est émiettée au fil des successions, car le Code Napoléon a institué le partage des biens entre les héritiers. Ce phénomène est accentué encore par le désir de nombreux propriétaires de pouvoir proposer plusieurs crus ; il n’est pas rare, aujourd’hui, même parmi les caves particulières, de trouver des producteurs qui proposent une dizaine d’appellations, mais avec des volumes parfois très limités, correspondant aux quelques arpents de terre qu’ils y possèdent. S’il y a une logique technique à remembrer son vignoble, pour faciliter les travaux de la vigne, il en est une autre, patrimoniale et commerciale, qui pousse à la diversification. Les mariages entre dynasties vigneronnes ont cependant permis à certaines familles de garder la taille critique – celle qui permet de vinifier et de vendre son vin; on en trouve toujours la trace aujourd’hui dans les nombreuses raisons sociales d’entreprises viticole à double patronyme. La Bourgogne ne compte pas moins de 4.000 exploitations viticoles, dont les deux tiers vivent uniquement de la vigne, et seulement un tiers vinifient eux-mêmes leur vins. La surface moyenne des exploitations est très faible: un peu plus de 6 hectares. En Mâconnais, à Chablis et dans les Hautes-Côtes, surtout, cet émiettement du foncier a conduit les viticulteurs à se regrouper en coopératives, à partir de l’entre-deux-guerres. On en compte aujourd’hui une vingtaine, parfois regroupées au sein de grands réseaux commerciaux. Le premier producteur de Bourgogne, en volume, est d’ailleurs aujourd’hui une coopérative du Mâconnais, qui exploite plus de 1.300 hectares de vignes. En Côte d’Or, ce sont les négociants qui, présents en force à Beaune et à Nuits depuis le XVIIIe siècle, constituent aujourd’hui le débouché principal de la production des petits viticulteurs. On les désigne généralement du nom de négociants-éleveurs, ce qui met l’accent sur leur rôle dans l’affinage des vins, qu’ils les achètent à l’état de vin, de moût ou de raisin. Ils sont plus de 250 et pèsent un poids important dans la commercialisation.

Une reconnaissance mondiale

La notion de climat, parcelle délimitée et vinifiée séparément, est une des grandes bases de la viticulture bourguignonne. Citons Bernard Pivot, grand amoureux de la région: «En Bourgogne, quand on parle d’un Climat, on ne lève pas les yeux au ciel, on les baisse sur la terre». Si cette notion a été initiée par les moines à des fins essentiellement pratiques, au fil du temps, elle a acquis une valeur commerciale. Il a pourtant fallu attendre les années 1930 pour que cette hiérarchie complexe soit entérinée officiellement par l’INAO. Puis, plus récemment, en 2015, c’est l’UNESCO qui a élevé les Climats de Bourgogne au rang du Patrimoine de l’Humanité. Une reconnaissance internationale pour plus de 1.200 crus viticoles, de Dijon à Santenay. Reconnaissance certainement méritée, quand on sait que le vin de Bourgogne, qui représente la moitié du revenu agricole des quatre départements bourguignons, s’exporte dans 140 pays. Notamment ses Grands Crus.

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Une autre Bourgogne

Les cuvées de prestige ne doivent pas occulter une autre réalité bourguignonne, celle des vins de bon rapport qualité-prix, celles qui nous intéressent au premier chef, dans cette série de guides. On pense bien sûr à ceux des Hautes-Côtes-de-Nuits, par exemple. Ces vins ont longtemps été intégrés dans les cuvées des villages situés plus bas ; d’ailleurs, jusqu’au XVIIe siècle, dans ce que l’on désignait alors du nom de « Côte Dijonnaise » et qui s’étendait de Chenove à Gevrey, les vins des Hautes-Côtes et les vins de Gevrey (y compris des crus réputés, aujourd’hui), n’étaient pas différenciés ; on les appellait simplement «vins de la Montagne et autres pays circonvoisins». Et il est à noter que les prix de ces vins diminuaient à mesure que l’on s’éloignait de Dijon, non tant pour des raisons qualitatives, mais parce que le coût de transport en augmentait le coût. Dans son Histoire et Statistique de la Vigne et des Grands Vins de la Côte d’Or, 1855, Jules Lavalle précise que, «Jusqu’à 1680, c’était Dijon qui passait pour fournir les meilleurs vins du baillage… ».  Mais un siècle plus tard, les vins de Gevrey les avaient rattrapés, puis dépassés.

On le voit, en Bourgogne aussi, la hiérarchie évolue ; les classements, qui figent une situation à un moment donné (dans les années 1930, pour ce qui nous concerne), sont comme un instantané, mais ne rendent pas compte des progrès accomplis entretemps dans telle ou telle partie de la région. Ni des régressions, qui font que certaines réputations sont maintenant usurpées. Dans ce contexte, Chablis, Saint-Véran, Montagny, Pouilly-Fuissé et Mâcon (sous ses différentes déclinaisons) sont d’autres bons exemples d’appellations à redécouvrir d’urgence. Sans oublier les AOP régionales (Coteaux Bourguignons, Bourgogne…). Chaque année, la vente des Hospices de Beaune, où figurent une majorité de premiers et grands crus (ceux légués à l’institution depuis le XVe siècle), est présentée comme le baromètre des prix de la Bourgogne. Il faut cependant nuancer : les augmentations régulières et spectaculaires du prix de quelques barriques lors de ces enchères n’ont que peu d’influence sur le prix du Mâcon-Loché ou de l’Irancy. Nous parlions de classement: ce n’est pas dévaluer le travail accompli par nos grands anciens, dans l’entre-deux-guerres, que de faire remarquer que le contexte politique a parfois pesé plus lourd dans la balance que les critères géologiques ou même l’héritage des moines et des Ducs. Ainsi, lors de la mise en place des appellations et des crus, certains maires ont décliné le droit d’avoir des grands crus, non parce que leurs terroirs étaient moins qualitatifs que ceux des voisins, mais parce qu’ils craignaient que cela renchérisse le foncier, ou que cela rende plus difficiles les ventes au négoce – ce dernier souhaitait d’ailleurs limiter le nombre de Grands Crus. Ainsi, à Meursault, on compte 17 premiers crus, mais aucun Grand Cru, bien que des climats comme Les Perrières, la partie supérieure des Charmes et de Genevrières, par exemple, l’auraient sans doute mérité. Faute d’accord entre les différents syndicats viticoles, notamment, il en fut autrement. Les Murisaltiens se consoleront en se disant que le nom de leur village est plus connu que celui de Chassagne ou de Puligny. La fixation des limites des appellations est également sujette à caution, notamment quand elles se superposent avec des limites de communes qui n’ont rien à voir avec le type de sols.  Sans compter que dans bon nombre de villages réputés, toutes les vignes de la commune ne sont pas classées dans l’appellation communale, mais produisent cependant d’excellents vins d’AOP Bourgogne. Comme les producteurs possèdent des parcelles des deux côtés de la limite, ils proposent deux cuvées, mais ne mettent pas moins de soins dans leurs Bourgogne génériques, qui constituent, dès lors, de très bonnes affaires. Enfin, n’oublions pas l’importance de l’élément humain, d’autant plus marquée en Bourgogne que les vignobles, quelle que soit leur place dans la hiérarchie officielle, sont divisés entre de nombreux propriétaires, et que d’un même climat, on peut trouver bon nombre de vins très différents.

Hervé lalau

Crédits photos : Aurélien Aumond