Petites et grandes histoires des vins du Sud-Ouest

Au pays du rugby, une mêlée fournie d’appellations de vins s’est rangée sous un seul maillot : celui du Sud-Ouest. Ce vaste territoire est tellement riche d’histoires et de particularismes locaux, de cépages aussi, qu’il n’est pas évident de trouver un dénominateur commun - mis à part, bien sûr, le goût de la bonne chère. Et celui de la préservation du patrimoine viticole.

 

Au commencement...

Rendons d’abord hommage à l'un des plus anciens vignobles de France, celui de Gaillac, attesté depuis le IIe siècle av. J.-C.. Gaillac faisait en effet partie de la Narbonnaise, première province conquise par les Romains en Gaule transalpine, et première aussi à avoir été mise en valeur à la mode romaine, avec la création de grands domaines où la vigne était une culture de rapport essentielle.  Mais en matière d’ancienneté, on peut aussi citer Cahors, où le vin était déjà à l’honneur en ce même IIe siècle av. J.-C.. Mais sans que l’on sache s’il s’agissait de vin produit localement ou importé d’Italie.  Plus probantes sont les traces d’installations de vinification exhumées à Moncaret, près de Bergerac, et à Estagnac, dans le Gers, qui démontrent que l’on y produisait déjà du vin au Ier siècle apr. J.-C.. Les règnes de Néron et de Vespasien voient une forte croissance des surfaces plantées en vigne dans le Sud-Ouest, comme ailleurs en Gaule méridionale, et même l’édit de Domitien, qui interdit les nouvelles plantations, en 96 apr. J.-C., ne semble pas l’avoir considérablement freiné. Quoi qu’il en soit, le véritable essor des différents îlots de vignobles du Sud-Ouest est plutôt à mettre en relation avec le développement des ordres monastiques, aux Xe et Xe siècles, aussi bien à Irouléguy qu’à Cahors, à Fronton (avec les Hospitaliers de Saint-Jean) qu’à Madiran.

Statue Christ Sud-Ouest

Atouts et freins géographiques

La convergence de plusieurs tronçons du Chemin de Compostelle a sans doute aussi facilité l’échange de techniques et la diffusion des vins, ceux des vignobles traversés abreuvant le flot de pèlerins qui, si les vins étaient à leur goût, en faisaient alors la réclame. On notera également l’importance des voies de communication, notamment fluviales: Le Gave de Pau pour le Jurançon, via Bayonne, la Dordogne pour les vins du Bergeracois, le Lot et la Garonne pour le Cahors. Si ce dernier vin est d’ailleurs exporté à Londres dès le XIVe siècle, c’est d’abord parce qu’il a pu trouver le chemin de Bordeaux, grand port de l’Aquitaine anglaise.  Très apprécié outre-Manche, mais aussi à Paris, où le poète Clément Marot le décrit comme «une liqueur de feu», le Cahors est cependant gêné, comme bien d’autres vignobles d’amont, dans son développement par les privilèges obtenus par les producteurs bordelais, qui exigent que le Cahors et tous les vins dits «du Haut Pays» ne puissent entrer au port de Bordeaux avant Noël, chaque année, c’est-à-dire après que les bordelais aient pu écouler leur propre production.

Évoquons justement le «cas» Bordeaux. Bien que situé incontestablement dans le sud-ouest de la France, Bordeaux n’en fait pas partie, sur le plan de la classification des vins, tout simplement parce qu’il fait cavalier seul. Sa réputation le lui permet. Il faut souligner, cependant, que les vins du Bergeracois, de Duras ou de Buzet ont été longtemps dans l’orbite bordelaise. «Par la nature de leur vin, nous dit le docteur Jules Guyot dans son Étude des Vignobles de France (1853), par leurs débouchés ressortissant en grande partie du commerce de Bordeaux, ces vignobles peuvent se rattacher à ceux de la circonscription bordelaise». Guyot parle même de «région pyrénéenne et bordelaise» (mais il en exclut le Lot et le Tarn, qu’il classe dans une zone «Centre-Sud»). Quand Guyot parle de débouchés, il faut cependant faire remarquer que les vins du "Haut-Pays" ne tirent pas une grande notoriété du commerce bordelais: bien souvent, ils ne font que «remonter» des vins de Bordeaux trop faibles en matière et en couleur, et perdent donc leur identité dans l’assemblage. La pratique était d'ailleurs aussi courante que licite avant la mise en place des appellations.

 

Une bonne réputation… et déjà un bon rapport qualité-prix

Pourtant, André Julien, dans sa Topographie de tous les vignobles connus (1816), vante les vins du Périgord, et notamment les rouges de Pécharmant et les blancs de Monbazillac ou de Bergerac.  Le Docteur Guyot, lui, apprécie les «excellents vins rouges de Madiran» ainsi que ceux de Cahors: «Je n’ai jamais vu de vignobles plus pittoresques, plus réguliers et mieux tenus que ceux du Lot»; il écrit même plus loin «J’ai été surpris des bons effets de ces vins sur la digestion et sur les forces du corps et de l’esprit » (nos hygiénistes modernes apprécieront). Et le digne scientifique de regretter que ces «vins noirs» ne soient pas mieux valorisés, utilisés qu’ils sont, en bonne partie, pour colorer d’autres vins. Il apprécie aussi les vins de Gaillac «les meilleurs vins d’ordinaire de tout le Languedoc» (le Gaillacois faisait en effet partie de l’ancienne province du Languedoc).

Ces mentions, qui datent de l’époque préphylloxérique, sont d’autant plus utiles à la compréhension de la «galaxie Sud-Ouest» que contrairement à bon nombre d’autres régions, ses vignobles ont conservé la plupart des cépages locaux qui étaient déjà exploités à l’époque. Même s’il l’on doit tenir compte des progrès de l’œnologie, et du fait que les vignes ont dû être replantées sur porte-greffes américains après le phylloxéra, on pourrait, sans trop exagérer, prétendre boire à peu près les mêmes vins que ceux qu’appréciaient Guyot et Julien au XIXe siècle, ou même, plus tôt, ceux qu’Henri IV buvait en Béarn au XVIe. On y sera d’autant plus incité qu’aujourd’hui, comme tout au long de l’histoire, que les vins du Sud-Ouest restent très abordables. Ici, la qualité existe bel et bien, elle se revendique, même (c’est le côté gascon), mais elle s’est toujours accompagnée d’une certaine forme de modestie, en matière de prix. Les conséquences d’une valorisation longtemps difficile  Quelques chiffres glanés chez le docteur Guyot nous permettent de réaliser l’importance que la vigne a pu jouer dans cette région - tout en sachant que dans bon nombre de zones du Sud-Ouest, la vigne a longtemps été en concurrence avec d’autres cultures, notamment des céréales ou du tabac, ou encore de l’élevage. C’est ce qui explique que contrairement à Bordeaux, par exemple, le vignoble, ici, est rarement homogène ; il est souvent constitué d’îlots de vignes, de parcelles séparées par des bois, des champs et des prés. Ce qui nous donne des paysages mosaïques d’une grande beauté. En 1852, la vigne occupe plus de 400.000 hectares dans les départements qui composent le sud-ouest d’aujourd’hui. Elle fournit entre le quart et la moitié du revenu agricole de ces mêmes départements. Même l’Ariège, avec 18.000 hectares, compte plus de vignes que l’Alsace aujourd'hui! Les départements les plus viticoles de l’époque sont le Lot, avec 58.000 hectares, le Lot-et-Garonne (66.000 hectares), la Dordogne (96.000 hectares) et le Gers, avec 100.000 hectares (ces derniers en grande partie dévolus à l’armagnac). Le même Guyot conseille d’ailleurs instamment aux Gersois de s’éloigner de la production d’armagnac, qu’il juge trop concurrencée par les alcools du nord de l’Europe, pour se tourner vers les vins de qualité. C’est ce que feront les Gersois, un siècle plus tard, en fondant l’IGP Côtes-de-Gascogne, avec comme étendards principaux le colombard et les mansengs !

Vieille vigne

Un conservatoire de cépages

Plus important sans doute pour nous, dégustateurs d’aujourd’hui; le sud-ouest et ses différentes composantes historiques, Guyenne, Gascogne, Périgord, Quercy, Rouergue, Albigeois, Béarn et Pays basque, constituent un véritable conservatoire à ciel ouvert de cépages anciens. On sait que de grands cépages aujourd’hui internationaux sont issus du piémont pyrénéen, et notamment tous ceux de la famille des carmenets. Au premier rang desquels le cabernet franc, un cépage que certains reliaient à l’ancienne vitis biturica des Romains, mais aussi son cousin proche le fer servadou, alias braucol, dont l’étymologie (du latin ferus, sauvage) pourrait indiquer qu’il est issu de vignes sauvages. Notons que le cabernet franc est le père du cabernet sauvignon, mais aussi du merlot, dont les premières mentions remontent à la fin de l’Ancien Régime. Et la famille comprend aussi le petit-verdot, le carménère et les courbus (blanc et noir).

Le Sud-Ouest est aussi le berceau de deux autres cépages rouges ayant connu une expansion internationale au XIXe siècle, à savoir le malbec (le grand cépage de Cahors, mais aussi d’Argentine) et le tannat; ce dernier ayant une parenté avec le manseng noir, actuellement remis à l’honneur du côté de Saint-Mont. Vous avez dit manseng ? Cette famille de cépages est aussi d’une grande importance, mais en blanc, cette fois, pour les vignobles du Jurançon, de Saint-Mont et du Vic-Bilh (le pendant blanc du Madiran). Petit ou gros (les deux types cohabitent), leur étymologie est intéressante: le nom provient de manse, ou manoir, ce qui rappelle que ces cépages étaient naguère considérés comme les plus nobles de la région. N’oublions pas non plus la négrette, cépage identitaire du Fronton (qui est un peu aux Toulousains ce que le Beaujolais est aux Lyonnais). Elle appartient à la famille des cotoïdes, comme le malbec et le prunelard, dont elle est issue, et apporte une note intéressante dans la partition régionale. Mais il en est bien d’autres encore, comme le prouve la profusion de plants sauvés à Saint-Mont dans le conservatoire local. Pourquoi autant de cépages sont-ils nés en ces lieux? Ils semblent avoir été un refuge pour la vigne lors des dernières glaciations, le retour à des températures plus clémentes ayant permis sa diversification et l’élargissement de son aire de culture. Il est amusant de constater qu’un Guyot, juste avant le phylloxéra, milite pour que l’on remplace ces très anciens cépages par des plants d’autres régions, notamment le pinot noir ou le gamay. Carton rouge, docteur ! Il est heureux qu’aucun grand joueur de l’équipe du Sud-Ouest n’ait obtempéré, ce qui nous vaut le plaisir de pouvoir déguster des vins variés, originaux, comme ceux que nous vous proposons ici.

 

Hervé Lalau