Pour les 50 ans de l’appellation Fronton, les vignerons ont souhaité publier une lettre ouverte relatant le chemin parcouru et les combats qu’il a fallu mener pour construire, préserver et développer le vignoble frontonnais. Riche d’enseignements, sincère et objective, cette lettre mérite d’être lue pour prendre la mesure du temps et de l’énergie déployés par ce vignoble dynamique et attachant. Bonne lecture.
La négrette, l’âme de notre vignoble
Oui, il a fallu l’apprendre car les vents ont parfois été contraires. Le vignoble de Fronton remonte à loin. La culture de la vigne apparut entre Tarn et Garonne au XIIe siècle, en complément de l’agriculture vivrière, et devint dominante au cours du XVIIIe siècle, qui encore aujourd’hui est considéré comme l’âge d’or du vignoble.
Mais le phylloxéra anéantit l’effort des générations et si les vignerons locaux tinrent à replanter leurs cépages autochtones, ils durent aussi se résigner à planter des hybrides producteurs directs et, redoutant l’apparition d’une maladie inconnue, à diversifier l’encépagement.
L’abnégation des vignerons permit néanmoins de préserver la culture de la Négrette : ainsi, le double jugement du tribunal civil de Toulouse, en date du 25 juillet 1944 et du 30 juillet 1945, fit de la Négrette le cépage majoritaire des vins rouges et rosés dits de Villaudric et de Fronton. Le gel de 1956 raviva la menace mais la communauté vigneronne tint bon et la reconnaissance de l’appellation le 7 février 1975 confirma la prééminence de la Négrette. Celle-ci suscitait pourtant beaucoup de défiance : ses grains sont fragiles et les vignerons sont obligés de réduire les rendements s’ils veulent des jus de qualité. Les vignerons eux-mêmes étaient tiraillés, sensibles aux appels à rentrer dans le rang de la standardisation, en empruntant à d’autres leurs cépages.
Le retour en grâce de la Négrette fut progressif, soutenu à la fois par la création en 1997 d’un conservatoire, réunissant des souches de 192 clones différents, et par le jusqu’au-boutisme de vignerons ambitieux qui, le 16 janvier 2009, obtinrent de l’INAO le droit d’élaborer des vins issus de la seule Négrette. Aimées des plus grands sommeliers, ces cuvées monocépage participent aujourd’hui de notre fierté retrouvée, stimulant aussi notre créativité puisque la Négrette, quand on apprend à la connaître et qu’on la choit comme elle le doit, peut révéler d’insoupçonnées facettes.
Il ne faut jamais cesser de lutter
Notre vignoble a subi nombre de coups, et des rudes. Le gel de 1956 faillit avoir raison de la viticulture à Fronton. Dans le secteur de Villaudric, plus de 80 % des vignes furent détruites par le gel et les vignerons contraints de les arracher. Pour certains, qui n’avaient pas les moyens de replanter, il sonna l’heure de s’en aller gagner leur vie ailleurs, à la ville. Pour les autres, il fallut recommencer de zéro. À l’époque, le vignoble était organisé en deux dénominations reconnues en vin délimité de qualité supérieure (VDQS) : Fronton et Villaudric, la deuxième étant enchâssée dans la première : (« tout vin de Villaudric est un vin du Frontonnais mais tout vin du Frontonnais ne peut prétendre à l’appellation Villaudric », disait-on alors). La catastrophe de 1956 créa des solidarités et les vignerons se rassemblèrent pour demander la reconnaissance du vignoble en une appellation unique. Il leur fallut près de vingt ans pour obtenir gain de cause mais ils y parvinrent.
En 2003, c’est un projet d’aéroport qui fit craindre une disparition du vignoble. Le 15 mars de cette année-là, une manifestation réunit 20 000 personnes dans les rues de Toulouse. Ce fut une démonstration de force. Le 7 avril, Fronton était retiré des sites envisagés pour la construction de l’aéroport. Et comment ne pas parler du Bouysselet ? En 2016, un couple de vignerons identifie de vieilles souches de vignes ne correspondant à aucun des cépages référencés au sein du domaine. Dans la famille, on se souvient que les anciennes générations cultivaient un cépage blanc, nommé Bouysselet, dont on a malheureusement perdu la trace après 1944. La génétique démontre qu’il s’agit bien de souches du cépage qu’on croyait disparu et, en 2018, le Bouysselet retrouve une existence légale en étant inscrit au Catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France : il est alors autorisé à être cultivé et vinifié.
Une nouvelle étape a été franchie le 16 avril dernier : depuis cette date, le Bouysselet peut être utilisé, à titre de cépage accessoire, dans l’élaboration des vins rouges et rosés de Fronton. La prochaine sera peut-être la reconnaissance des vins blancs en appellation Fronton, le vignoble renouera alors avec une tradition ancienne, interrompue après-guerre.
Le vin est source d’identités positives
Notre histoire est une histoire mêlée. Le vignoble est né des pèlerins jacquaires du XIIe siècle qui, traversant l’Europe, firent circuler cépages, idées et savoir-faire. Plus près de nous, ce sont les émigrations italiennes et des pieds-noirs qui ont contribué à faire de Fronton ce qu’il est aujourd’hui, avant que d’autres après eux n’emmènent à leur tour le monde à Fronton et Fronton dans le monde. Ainsi, si comme toute campagne, la nôtre connut querelles de clochers et rivalités de village, nous avons appris que le vin unissait et qu’il ouvrait des chemins partagés. Nous l’avons ressenti dans nos vies de vigneron, nous l’avons compris aussi à la lecture du mémoire réalisé en 2022 par un jeune anthropologue, Étienne Lacombe, pour le Syndicat des Vins de Fronton dans un projet de sauvegarde de l’histoire orale du vignoble.
Et c’est parce qu’il n’y a d’identités que partagées que nous ne faisons pas de différences, au moment de dire qui nous sommes, entre nos vins rouges et rosés en appellation, les blancs qui le seront peut-être un jour et ces francs-tireurs que sont les pét-nat’ et les vins orange. Cette diversité est nôtre, et fait l’énergie d’un vignoble qui n’est pas replié sur lui-même. On est fiers d’être les héritiers de ceux qui, en 2001, ont dessouché 5 000 ceps, les ont mis en pot et teints en rose, la couleur de la ville de Toulouse, pour dessiner, place du Capitole, un immense coeur de vignes, vendues, avec l’aide du Secours Populaire, au profit des victimes de l’explosion de l’usine AZF. Vins de cœur des Toulousains, ceux de Fronton le sont aussi de tous ceux qui se retrouvent dans les belles valeurs du Sud-Ouest dont le partage et l’hospitalité. Notre identité, c’est ainsi une identité ouverte, comme l’est cette lettre qui s’adresse à tous ceux sont déjà des compagnons comme à tous ceux qui croiseront notre route pour la première fois par la vertu de notre anniversaire.