Sans sulfites, sans intrants, sans alcool*, sans sucre, sans allergènes, sans phyto, sans gluten, sans IG, sans ceci ou sans cela, etc. Voilà ce que l’on pouvez voir affiché sur certains stands du salon professionnel Wine Paris il y a quelques semaines. N’y a-t-il donc plus rien à garder dans le vin ? À tout le moins dans celui que j’ai connu, avec lequel j’ai grandi ? Est-ce que le passé serait dépassé au point de tout balayer ? Que proposent ces « sans » sinon des « contre » ou des « anti » ? Cette société « sans » ne se définit-elle pas par la négative au point que lorsqu’on demande à ses partisans ce qu’ils proposent la réponse est d’abord un « contre » sans s’inquiéter d’un « pour ». Aucune utopie joyeuse à l’horizon, mais le rejet pur et simple du vin tel que nous le connaissons ou l’avons connu, comme si celui-ci était le symbole d’une société à détruire, ou plutôt à déconstruire selon la formule consacrée. Au fond, n’est-ce pas l’image du vin avant le vin lui-même qui est attaquée ? Je veux dire celle d’un vin patriarcal, dominateur, vieillissant et mercantile, celle d’un mandarinat omniscient qui sourit lorsqu’on lui parle des enjeux sanitaires et environnementaux, celle d’une consommation codifiée, élitiste et démodée. Il y aurait de quoi, avouons-le. De l’esbroufe dans les mots, de l’opacité dans les usages et un conservatisme condescendant, voilà de quoi nourrir l’émergence d’un nihilisme culturel non ? Sous prétexte de « déconstruire » l’image du vin devenue le symbole d’un combat d’arrière-garde, faut-il par là même s’attaquer au vin en tant que tel, en lui retirant les artifices qui l’on amené jusqu’ici ?
Sur son site la société © My Baggage propose de l'air de différents pays
Oui et non. Et c’est bien là le problème, car dans cette phase radicalisée que connaît notre pays et plus globalement les sociétés démocratiques, où tout est bon à déboulonner (de la statue du Général Robert E. Lee Commandant des troupes confédérées (camp sudiste esclavagiste) à celle du Mahatma Gandhi pour avoir proféré des propos racistes dans sa jeunesse, tout se vaut !), on réécrit l’histoire du vin en histoire militante, monosémique, en détruisant ce qui dérange sans en peser les conséquences. Le vin comme son histoire, comme l’Histoire, est polysémique, c’est-à-dire pluriel et contradictoire. C’est ce qui le rend si singulier et finalement impérissable. Ainsi, partant du principe que l’on ne peut construire d’avenir sans passé, il faut apprendre à admettre son ambivalence, ses contradictions jusqu’à ses absurdités qui ont façonné toute une civilisation que notre époque se plait à détruire. Le vin évolue, peut-être trop lentement, mais il évolue avec son lot de paradoxes qu’il est temps d’accepter afin d’éviter sa totale disparition – le vin n’est pas de taille à s’attaquer aux boissons alcoolisées. Dans son livre « La ferme aux animaux », George Orwell nous apprend « que les révolutions n’engendrent une amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot. » Je crois qu’il est temps de virer les « sans » qui ont fait leur boulot. Le vin est sorti de sa torpeur.
Reste à savoir si ce vin « sans » redevenu un vin peut à nouveau séduire les consommateurs. Dans une époque qui érige l’oisiveté en vertu, le travail de l’esprit ne séduit plus. Comment alors redonner à l’amateur le goût non pas du vin, mais de la contradiction, de la discordance, du désaccord qui fait société ? Car c’est de cela qu’il s’agit : l’on aura beau faire des courbures, rendre le vin accessible, rien n’y fera. À la fin, le vin, celui qui n’est pas une boisson alcoolisée comme les autres, exige un effort. À moins de produire précisément un vin sans effort ! Un vin qui serait sans histoire, sans style et sans mystère. Un vin sans originalité, sans signification et sans contradiction. D’ailleurs, n’existe-t-il pas déjà ce vin « fruité » ou « facile à boire » comme on l’entend depuis un certain temps ? L’amateur a les vins qu’il mérite. Qu’il n’oublie pas que ses combats d’aujourd’hui seront les normes de demain et l’arrière-garde du jour d’après. Quant à nous, « gens du vin », au lieu de nous demander quel vin nous allons laisser à l’amateur, nous ferions bien de nous demander quel amateur nous allons laisser au vin.
*Non, un vin sans alcool n’est pas un vin ! Mais une boisson fermentée à base de raisin désalcoolisée.
Olivier Borneuf